Piège pour Catherine - Жюльетта Бенцони страница 5.

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A mesure qu'ils entraient, la ville, qui, d'ordinaire, dès que la nuit était close et le couvre-feu corné, semblait se rouler en boule pour dormir comme un gros chat noir, s'emplissait de bruit et de lumières, tellement qu'on aurait dit une fête si les regards n'avaient reflété tant d'angoisse. Même le grincement des enseignes, dans le vent du soir, avait quelque chose de menaçant.

Sur le rempart, au-dessus de la porte d'Aurillac, dûment barricadée, il y avait foule. Hommes, femmes, enfants, vieillards, entassés pêle-mêle, braillaient si fort des chapelets d'insultes à l'adresse de l'assaillant invisible qu'on ne s'entendait plus.

Catherine aperçut, au milieu, Josse qui tentait de les faire taire, peut-être pour parlementer. Attachant vivement son cheval à l'anneau du bourrelier, Catherine releva sa robe sur son bras et se lança dans le raide escalier de moellons qui rampait vers le chemin de ronde.

Quelqu'un la vit monter et cria :

— Voilà Dame Catherine ! Place ! Place à notre dame !

Le mot la fit sourire, mais lui serra le cœur tant il traduisait de naïve confiance et de dévotieuse tendresse. N'était-elle pas, pour ces braves gens, le seul recours terrestre, celle en qui reposaient tous leurs espoirs d'une vie acceptable ? Pour eux, la châtelaine était un peu l'émanation de cette autre dame, infiniment plus haute et plus puissante, la dame du Ciel qui était leur ultime espérance et leur dernier secours. Et si le cœur de Catherine s'était serré, c'est qu'elle avait eu pleine conscience, tout à coup, de sa faiblesse, alors qu'elle se trouvait dans l'obligation de se montrer à la hauteur de cette confiance.

Saisie par des dizaines de mains qui l'aidèrent à gravir les dernières marches, elle se retrouva, sans trop savoir comment, penchée à un créneau, auprès de l'abbé Bernard, dont le visage lui parut étrangement figé.

— J'allais vous faire chercher, Dame Catherine, murmura-t-il vivement. J'ai tenté de parlementer, mais c'est à vous seule que ces gens veulent parler !

— Je leur parlerai donc ! Bien que je n'aie guère d'espoir d'être entendue.

S'appuyant des deux mains au créneau, elle se pencha... La pente douce qui coulait du Puy de l'Arbre et venait buter contre les murs de Montsalvy grouillait de vie. La troupe, importante mais disparate, des seigneurs d'Apchier s'occupait déjà à établir un camp. À la lisière des arbres, à quelques toises, on dressait des tentes visiblement fabriquées avec tout ce qui avait pu tomber sous la griffe des pillards. Certaines, en peaux de chèvre mal tannées, montraient des poils raides, collés de crasse. D'autres faisaient alterner de larges bandes de riches tissus ternis et crottés avec de grands morceaux de toile à sacs. Les feux s'allumaient, reflétés en luisances rouges sur les trognes barbues des hommes d'armes. Certains préparaient déjà le souper. Des valets sales écorchaient deux sangliers fraîchement tués et trois moutons, d'autres mettaient à bouillir d'énormes chaudrons accrochés à des piques disposées en faisceaux, tandis qu'une troisième équipe sortait un tonneau d'une des maisons abandonnées. Chose étrange, aucune des habitations du petit faubourg ne brûlait encore.

Le regard glacé de Catherine revint se poser sur les quelques cavaliers qui se tenaient immobiles de l'autre côté du fossé, la tête levée vers la muraille. L'un d'eux, le plus vieux, le plus lourd aussi, avait devancé les autres de quelques pas. Il se mit à ricaner en reconnaissant la châtelaine.

— Eh bien, Dame Catherine, s'écria-t-il, est-ce là votre hospitalité

? D'où vient que nous trouvions ainsi porte close et tous vos manants au rempart quand nous venons, mes fils et moi, vous visiter de bonne amitié ?

— Une visite d'amitié ne se fait pas avec une troupe qui pille, brûle et assassine, Bérault d'Apchier. Les portes de Montsalvy se fussent ouvertes devant vous et vos fils, mais elles se ferment et resteront fermées devant vos soudards. Soyez franc, pour une fois : que venez- vous chercher ici ?

À nouveau, l'homme se mit à rire et Catherine pensa que le loup du Gévaudan n'avait pas volé son surnom. Elle pensa même que les loups pouvaient s'offenser de la comparaison. Malgré l'âge qui venait et les longues chevauchées, affalé sur la selle qui le voûtait déjà, il avait encore la force d'un ours. Massif sur son destrier habillé de cuir comme lui-même, Bérault avait beaucoup plus l'air d'un bandit que du seigneur de bon lignage qu'il était réellement. La ventaille relevée de son casque laissait voir un visage tout en plans aigus, le long menton broussailleux et gris qui donnait au patriarche d'Apchier l'aspect d'un vieux cervier, les yeux sans couleur définie, très enfoncés sous l'orbite profonde et qui ne cillaient jamais, le teint lie-de-vin, sous des moirures de crasse et la babine violacée qui, en se retroussant, montrait un étonnant assemblage de chicots noirâtres qui faisaient de leur mieux pour tenir l'office de dents.

L'homme était d'une laideur repoussante et d'une affreuse saleté, mais sous le tabard graisseux, effiloché, l'armure et les armes brillaient, entretenues.

Derrière lui trois autres cavaliers s'alignaient : ses fils et son bâtard.

Jehan et François, les fils, semblaient les copies rajeunies du père : même force redoutable, même figure de loup sournois, mais les prunelles sombres luisaient comme braise et les bouches charnues avaient la couleur du sang frais. Quant à Gonnet, le bâtard, la race terrifiée de sa mère, une fragile nonne violée dans son couvent en flammes et emportée jusqu'à la tour baronniale pour y servir encore au plaisir du maître et y faire son fruit avant d'en mourir, atténuait chez lui la sauvagerie apparente de ses demi-frères. Il était plus mince, plus blond, plus délié, mais la ruse était collée comme un masque à ses traits affinés, tandis que ses yeux pâles avaient ce reflet glauque des marais aux vases mortelles. Tête nue, ses cheveux blonds voletaient doucement au vent du soir. Il ne portait pas l'épée, n'étant pas chevalier, mais à l'arçon de sa selle pendaient une cognée de bûcheron et... une tête fraîchement coupée qui témoignait de l'usage qu'il en savait faire, une tête que Catherine n'osa pas regarder attentivement tant elle craignait de la reconnaître.

Comme aucune réponse ne venait, elle répéta sa question plus durement :

— J'attends ! Que venez-vous chercher céans ?

Le vieux eut un rire, torcha son nez humide à son gantelet, se racla la gorge et cracha :

— Le passage, gracieuse dame, rien que le passage ! N'êtes-vous point maîtresse et gardienne de la route qui va vers Entraygues et vers Conques ? Tout le jour, les voyageurs passent par Montsalvy et acquittent le péage. Pourquoi nous le refusez-vous ?

— Les voyageurs passent, en effet, de jour, point la nuit et jamais une troupe armée ne reçoit permission de traverser notre cité. Si vous voulez gagner Entraygues, il vous faut passer par les vallées.

— Pour rompre les os de nos chevaux ? Grand merci ! Nous préférons traverser Montsalvy...

— Traverser seulement ? demanda l'abbé.

— Peut-être nous y arrêter un peu. Nous sommes las, affamés, la saison est rude encore. Ne pouvez-vous faire accueil à des chrétiens ?

— Les chrétiens n'ont pas de tels bagages, s'écria la châtelaine en désignant du doigt l'affreux trophée de Gonnet. Passez votre chemin, Bérault d'Apchier, ou plutôt retournez d'où vous venez. Mais j'imagine que là où vous êtes passé il n'y a plus rien à piller ni à brûler.

Plus grand-chose, admit l'autre de sa voix traînante. Est-ce là tout votre accueil, Dame Catherine ? Voire époux nous en servit un meilleur voici peu.

— Votre venue, ce soir, montre qu'il a eu tort. Allez- vous-en : Montsalvy n'ouvre point ses portes quand son seigneur n'y est pas !

Vous le savez d'ailleurs parfaitement, sinon vous ne seriez pas ici, n'est-ce pas ?

Un éclair de joie maligne brilla sous les sourcils barbelés de Bérault.

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