— Alors, tâchez de dormir un peu ! Je vais me coucher. Je redescendrai quand j'entendrai siffler Landry. Ma chambre donne sur la rivière.
Un craquement léger à l'étage supérieur lui fit refermer la trappe hâtivement, le cœur battant. Au même instant, la grosse horloge du Palais sonna dix coups. Encore au moins deux heures à attendre !
Retournant à la cuisine, Catherine couvrit le feu d'une bonne couche de cendres et, laissant seulement une chandelle allumée pour le retour de Loyse, se disposa à monter. Loyse rentra comme elle mettait le pied sur la première marche. La jeune fille avait la mine sombre : «
La mère de Landry ne va pas bien du tout ! » dit- elle. « Elle s'épuise en vains efforts. J'aurais voulu rester mais Maman m'a renvoyée à cause de toi. Tu allais te coucher ? »
— Oui. Mais si tu veux manger...
— Non. Je n'ai vraiment pas faim. Allons dormir ! Tu dois être rompue de fatigue après ta tournée des ruisseaux...
Les deux sœurs regagnèrent leur petite chambre et se déshabillèrent en silence mais, tandis que Loyse, après un « bonsoir » déjà ensommeillé, s'endormait dès que sa tête eut touché l'oreiller Catherine se coucha avec la ferme intention de ne pas clore les yeux.
C'était terriblement difficile. Une fois couchée, la fatigue accumulée durant cette mémorable journée se lit sentir. Les draps épais, fleurant la lessive fraîche et le laurier, étaient bons à son corps douloureux et le sommeil, impérieux chez les enfants, appesantissait ses paupières.
Pourtant, il fallait tenir à tout prix, afin d'aider Landry, le cas échéant.
Pour tenter d'éloigner le sommeil, elle commença à se raconter des histoires, puis essaya de se souvenir bien clairement de tout ce que Michel lui avait dit, sans rien oublier. Il y avait aussi ce baiser qu'il lui avait donné et dont elle frissonnait encore. La respiration régulière de Loyse, couchée auprès d'elle, agissait sur elle comme un anesthésique.
Elle allait succomber quand un bruit insolite la fit se dresser sur son séant, tout à fait éveillée.
À l'étage supérieur, une porte grinçait faiblement, comme si quelqu'un l'ouvrait avec précautions. Des pas mous glissèrent prudemment, atteignirent l'escalier dont la première marche craqua. Le nez levé vers les solives invisibles du plafond, l'oreille au guet, Catherine suivait l'avance de la personne qui marchait et qui ne pouvait être que Marion. Mais où donc allait- elle à cette heure ?
Le pas maintenant se rapprochait. Il s'arrêta derrière la porte de la chambre sous laquelle filtra la lueur d'une chandelle. Marion, sans doute, écoutait si les filles dormaient bien et Catherine prit soin de ne pas faire craquer le lit en remuant. Au bout d'un moment on recommença à descendre, toujours aussi précautionneusement. Dans le noir, Catherine ne put s'empêcher de sourire. Après ses nombreuses libations, la grosse Marion devait avoir le plus grand besoin d'une pinte d'eau fraîche pour chasser les vapeurs du vin, à moins qu'elle n'eût faim. Dans une minute elle remonterait après avoir pris à la cuisine ce qu'elle désirait.
Rassurée, la jeune fille allait se recoucher quand un nouveau bruit la jeta brusquement hors de son lit, le cœur battant à se rompre. Il n'y avait pas à se tromper sur ce craquement-là. C'était celui de la trappe de l'atelier. Marion n'allait pas chercher de l'eau. Elle allait chercher un supplément de vin dans la resserre où un tonneau était continuellement en perce.
Avec des gestes que la peur rendait maladroits, la petite enfila sa chemise, se glissa dans l'escalier après s'être assurée d'un coup d'œil que Loyse dormait toujours. Puis sans plus prendre de précautions, elle dévala les marches raides, faillit s'étaler et se retrouva en bas sans savoir comment elle ne s'était pas rompu le cou. La trappe de la cave était grande ouverte. Une lumière s'en échappait. A ce moment, un véritable hurlement vrilla le silence de la maison.
— Au secours !... à moi !... à l'aide !... braillait Marion dont la voix criarde sonna aux oreilles de Catherine comme la trompette du jugement dernier. Au secours !... À l'Armagnac !...
Plus morte que vive, l'adolescente se jeta à bas de l'échelle, se retrouva dans la cave et vit que la grosse Marion, en chemise, se cramponnait de toutes ses forces au pourpoint de Michel en hurlant comme une folle. Celui-ci, blême, les dents serrées, faisait d'inutiles efforts pour lui échapper. L'ivresse et la peur décuplaient les forces de la grosse femme. Comme une furie, Catherine bondit sur elle et, frappant des pieds et des poings, parvint à dégager un peu Michel.
— Tais-toi, vieille folle ! cria-t-elle exaspérée. Mais tais-toi donc...
Faites-la taire, messire, tapez dessus ; elle va ameuter tout le quartier...
Marion n'en cria que de plus belle. D'une secousse Michel était parvenu à se libérer et Catherine faisait de son mieux pour maintenir Marion. Du regard, elle désigna la petite fenêtre au jeune homme.
— La lucarne, messire !... Sautez, sautez vite ! c'est votre seule chance de salut. Vous savez nager ?
— Oui-
Déjà il glissait son corps mince dans l'étroite ouverture quand Marion qui, sous l'influence du vin et de la peur ne se possédait plus, mordit cruellement Catherine au bras pour lui faire lâcher prise et se rua sur lui. Elle le saisit par une jambe sans cesser de hurler. On entendait, au-dehors, les coups violents qui déjà ébranlaient les volets de bois, répondant aux hurlements de la furie. Étourdie par la douleur, Catherine avait roulé jusqu'au tas de bois, elle se releva pourtant, chercha autour d'elle quelque chose pour libérée Michel. Celui-ci à demi engagé dans la lucarne avait une jambe prisonnière et ne pouvait se défendre qu'avec l'autre. Le fer d'une hache que la chandelle faisait briller attira l'attention de la jeune fille. Elle s'en saisit, marcha sur Marion en levant l'arme prête à frapper. Hélas, à ce moment précis, la porte de la rue s'effondrait dans un grand craquement de bois. Des gens dégringolaient l'échelle, envahissaient la cave. Des figures rougies par le reflet de la chandelle se montrèrent. Elles parurent à Catherine autant de démons vomis par l'enfer. La hache fut arrachée de ses mains par un homme qui avait bondi dans la cave. Un autre avait suivi, puis un autre.
— C'est un Armagnac ! glapit Marion, plus qu'à moitié enrouée...
C'était plus qu'il n'en fallait dire. En une fraction de seconde, Michel, qui se débattait avec l'énergie du désespoir, fut empoigné tandis que la grosse Marion dont la chemise retroussée laissait voir d'énormes cuisses, striées de varices grosses comme des cordes, se laissait rouler dans un coin avec un soupir de soulagement. Après quoi, elle rampa vers le tonneau sous lequel elle s'installa pour boire plus commodément.
Figée d'horreur et de peur, Catherine se retenait au tas de fagots pour ne pas tomber. La cave était maintenant pleine d'hommes qui bourraient Michel de coups de poing. Chacun de ces coups allait résonner douloureusement jusqu'au fond du cœur de la jeune fille. Ces brutes cognaient comme des sourds, hurlaient et, sous cette voûte basse, dans la fumée des quinquets que certains avaient apportés avec eux, tous ces corps plus ou moins dépenaillés, puant le vin, et se démenant, formaient un tableau d'une révoltante brutalité. Déjà le pourpoint violet et argent avait été arraché des épaules de Michel.
Quelqu'un cria :
— Mais c'est le damoiseau qui nous a filé dans les doigts tout à l'heure, celui qu'on menait pendre à Montfaucon et qui a craché au visage de notre duc !...
Une énorme clameur répondit aussitôt :
— À mort, à mort !... donnez-le-nous.
Poussé, tiré, le jeune homme, déjà étroitement ligoté, était hissé sur l'échelle vers la rue. Son apparition sur le pont fut saluée de nouveaux cris où la haine se mêlait à une joie féroce. En aveugle, Catherine se jeta en avant, s'accrocha des ongles à l'échelle, se retrouva en haut.