Découragé, inquiet aussi, il fut tenté de renoncer, s’assit sur un ancien montoir à chevaux : les pavés inégaux dont certains n’étaient que les galets du Guadalquivir n’étaient guère tendres pour des souliers de soirée. Une bonne paire d’espadrilles aurait été tellement plus confortable ! Et pourtant Morosini repartit… s’enfonça dans une ruelle sombre à l’entrée de laquelle s’était arrêtée la dame en rouge. Elle esquissait toujours le même geste d’appel, mais cette fois elle souriait et ce sourire fit oublier au Vénitien ses pieds douloureux. Sans doute s’agissait-il d’une infernale coquette, pourtant elle était si belle qu’il était impossible de lui résister.
La nuit était plus sombre dans le quartier sur lequel débouchait le boyau. Les maisons étaient moins pimpantes, plus vieilles aussi. Sur leurs murs gris et lépreux, l’odeur d’orangers en fleur qui enveloppait Séville se mêlait, à celle, âpre et fétide, de la misère. Et Morosini n’eut même pas le temps de se demander ce qu’une femme en robe de bal venait faire dans cet endroit qu’elle avait disparu à l’intérieur d’une bâtisse menaçant ruine mais gardant les traces d’une antique splendeur et se complétant d’un jardin sauvage. Le tout occupait l’angle d’une placette ennoblie d’une petite chapelle.
Décidé à poursuivre l’aventure jusqu’au bout, Morosini pensait avoir facilement raison du vantail fendu, mais le bois résista. Il y appuyait son épaule pour se forcer un passage quand, derrière lui, une voix s’éleva :
– Ne faites pas cela, señor ! À moins que vous ne teniez à ce qu’il vous arrive malheur…
Brusquement retourné – il ne l’avait pas entendu venir – Aldo, un sourcil relevé, considéra l’étrange personnage sorti de nulle part qui l’abordait. Avec sa figure osseuse allongée d’une courte barbe, son crâne rasé, ses pommettes accusées et l’espèce de souquenille rouge dont les trous montraient du linge qui avait l’air blanc, il ressemblait au Porteur d’eau de Vélasquez, mais ses oreilles en pointe, son œil flambant sous une lourde paupière et le pli sardonique de sa bouche mince évoquaient quelque diable sur le point de jouer un mauvais tour. Ce qui laissa Morosini tout à fait froid :
– Pourquoi m’arriverait-il malheur ?
– Parce que c’est la nuit du 15 mai, fête de San Isidro, l’archevêque de Séville qui fut aussi un grand savant, que c’est aussi la nuit de sa mort à elle…
– Sa mort ? Vous voulez dire que cette jeune femme, si belle, n’est pas vivante ?
– Elle l’est toujours, d’une certaine façon, et surtout cette nuit-là, la seule de l’année où elle puisse sortir de sa maison pour chercher celui qui la délivrerait de sa malédiction. Ceux qu’elle réussit à entraîner n’en reviennent pas ou perdent la raison parce que personne ne veut l’aider et qu’alors elle se fâche… Heureusement, tout le monde ne peut pas la voir : il faut pour cela une… sensibilité particulière…
– Comment savez-vous cela ?
– Parce qu’une nuit, il y a dix ans, j’ai suivi le dernier malheureux qu’elle a pu entraîner dans son repaire. Ce que j’ai vu et entendu m’a terrifié – et croyez-moi señor, je suis brave mais là, je me suis enfui. Juste à temps, je pense. Depuis, je veille…
– Vous passez la nuit près de cette maison ?
– Oui. J’habite à côté. Le jour, je mendie devant la cathédrale, mais tant que brille le soleil il n’y a rien à craindre et il m’arrive quelquefois d’aller rêver dans le jardin en friche. La porte ne tient qu’à peine…
– Si l’endroit est tellement mauvais, comment se fait-il qu’on ne l’ait pas encore brûlé ou rasé ?
– Parce que personne n’accepterait de s’en charger par crainte du mauvais sort. C’est toujours dangereux de s’en prendre au logis d’un fantôme. Mais voulez-vous me permettre une question, señor ?
– Pourquoi pas ? soupira Morosini, séduit par les manières de ce mendiant aussi fier et digne qu’un hidalgo.
– Où avez-vous rencontré Catalina ?
– C’est son nom ?
– Oui. Elle était la fille de Diego de Susan, l’un des plus riches conversos [i]de la ville qui fut aussi l’une des premières victimes de l’Inquisition… mais vous ne m’avez pas répondu.
– Excusez-moi ! C’était à la Casa de Pilatos. Pendant la fête qui s’y déroulait dans le patio et les jardins, je suis monté à l’étage pour revoir un tableau qui m’intéressait. Elle était là, devant ce portrait qu’elle caressait. Elle s’est enfuie en me voyant et moi je l’ai suivie.
– Ce portrait c’est celui de Juana la Loca, la reine folle ?
– En effet. Y a-t-il un lien avec elle ? Votre Catalina est habillée de la même façon…
– Oui, bien que les deux femmes ne se soient jamais vues. La princesse avait deux ans au moment du drame et ce n’est pas à elle que s’attache l’affection de Catalina mais au bijou qu’elle porte. Vous avez dû remarquer à son cou le médaillon qui enchâsse un gros rubis ?
– Je l’ai remarqué, affirma Aldo qui se garda bien de préciser que c’était justement ce qu’il souhaitait examiner de plus près.
– C’est lui que cette malheureuse est condamnée à retrouver pour obtenir sa délivrance… mais c’est une longue et triste histoire et il se fait tard, señor ! …
– J’aimerais pourtant l’entendre. Ne pourrions-nous aller quelque part boire un verre de xérès ou de manzanilla ?
Tout en parlant, il fit surgir un billet au bout de ses doigts, Le mendiant se mit à rire, découvrant des dents presque aussi blanches que celles de son interlocuteur :
– Il est certain que nous aurions un grand succès, vous en tenue de soirée et moi dans mes oripeaux ! Cependant, j’accepterai volontiers cet argent… mais demain, quand vous serez vêtu de façon moins voyante !
– D’accord ! Où et quand ?
– Ici même. Disons… vers trois heures ? C’est l’heure chaude, il n’y aura pas grand-monde. Je vous attendrai devant la chapelle.
– Et où irons-nous ?
– Nulle part nous ne serons plus tranquilles que dans ce jardin inculte. Si vous n’avez pas peur….
– Au contraire ! J’entrerais même volontiers maintenant.
– Ne m’obligez pas à recommencer ! soupira le mendiant : il n’est jamais bon de défier les forces inconnues. Demain vous saurez… ce que je sais tout au moins. Vous retournez à la Casa de Pilatos ?
– Sans doute. J’ai l’impression d’en être absent depuis des heures…
– Venez. Je vais vous trouver une voiture qui vous ramènera.
Un moment plus tard, Morosini réintégrait la fête. On en était au souper, servi dans le grand jardin sous les arceaux fleuris et les palmes d’une végétation quasi tropicale. Le bruit des rires et des conversations sur fond musical emplissait la nuit et, du coup, Morosini hésita sur la conduite à tenir : arrivant bon dernier, il pouvait difficilement se mettre à la recherche de sa place à table dès l’instant où la Reine présidait : le protocole s’y opposait.
Il choisit d’attendre, gagna le petit jardin illuminé mais désert, s’y installa sur un banc couvert de faïence jaune et entreprit de fumer le contenu de son porte-cigarettes. C’est là que le découvrit l’une des dames de la Reine :
– Comment, prince, vous êtes ici ? Mais on vous a cherché partout. Sa Majesté a même montré quelque inquiétude. Seriez-vous souffrant ?
– Un peu, oui ! Voyez-vous, dona Isabel, je suis sujet, parfois, à des névralgies fort douloureuses qui font de moi un compagnon peu agréable. Cela m’a pris pendant le concert et je me suis écarté…
Quand il s’agit d’un homme séduisant, la plus revêche des douairières a toujours de la pitié à revendre. Et celle-ci n’en était pas une.
– Il fallait me prévenir et partir. Sa Majesté vous aime bien et ne tient pas à vous voir souffrir : j’aurais présenté vos excuses… C’est d’ailleurs ce que je vais faire, ajouta-t-elle après avoir contemplé un instant le visage crispé du prince. Nous allons demander une voiture et l’on vous ramènera à votre hôtel. Je me charge de tout ! Demain vous viendrez à l’Alcazar offrir vos regrets…