— Par malheur ? Tu es bon, toi ! Autrement dit, je ne peux espérer être aimé pour moi-même ?
— Je n’ai jamais dit cela sachant bien que tu as, à ton actif, quelques conquêtes flatteuses, mais fais quand même attention où tu mets les pieds. Dans leurs tribus les hommes jouent volontiers du couteau. Et si ta belle l’est autant…
— Tu jugeras par toi-même !… À la réflexion, je me demande si j’ai raison de t’emmener ? Tu es beaucoup trop séduisant, toi ! ajouta Vauxbrun en considérant avec rancune l’énergique et fin visage de son ami, sa peau mate tendue sur une ossature altière avec laquelle les tempes grisonnantes contrastaient si harmonieusement, les yeux clairs dont la nuance hésitait, selon l’humeur, entre le bleu et le vert, et la longue silhouette nonchalante toujours admirablement habillée mais dans le genre discret. Et puis ce titre princier, si attirant pour une femme ! Il y avait vraiment des gens qui avaient trop reçu d’une Nature si avare avec tant d’autres ! Encore que Gilles Vauxbrun ne se classât pas dans cette catégorie car il était, pour sa part, assez satisfait de son extérieur.
Morosini se mit à rire. Il était un homme marié, bien marié même, à la plus adorable créature qui, depuis un an, l’avait pourvu de deux enfants d’un coup, un garçon et une fille, dont il raffolait. Sauf lorsque leur entente, déjà manifeste, ouvrait largement les petites bouches pour un tumultueux concert de protestations : il suffisait que l’un ou l’une se mît à crier pour que l’autre fasse chorus avec enthousiasme. Les séances de fous rires étaient aussi communicatives et presque aussi bruyantes. Enfant unique – tout comme Lisa d’ailleurs ! – Aldo se sentait parfois un peu dépassé par cette paire de chérubins un rien diabolique qui venaient de découvrir la joie de la propulsion autonome et qui, à quatre pattes, parcouraient des distances si prodigieuses à travers le palais paternel qu’il fallait barricader l’accès à l’escalier pour les convaincre de rester à l’étage de la nursery. Quant au rez-de-chaussée où Morosini avait ses bureaux et ses salons d’exposition, il leur était interdit à moins d’être fermement tenus en main par leur mère et Trudi, la vigoureuse Suissesse qui les avait nourris, défaillant d’horreur à l’idée de les voir franchir les quelques marches d’entrée et disparaître dans le canal… En dépit de quoi il n’était personne, maîtres ou serviteurs « in casa Morosini », pour mettre en doute qu’Antonio et Amelia fussent les plus beaux bébés existant en Europe – leur réputation s’étendant déjà à la Suisse où vivait leur grand-père maternel, le banquier Moritz Kledermann, à l’Autriche précédemment nommée, à la France résidence habituelle du parrain et de la marraine d’Antonio – Adalbert Vidal-Pellicorne et Marie-Angéline du Plan-Crépin –, à l’Angleterre où Amelia avait pour marraine la meilleure amie de sa mère, Lady Winfield, et même jusqu’aux Indes où le lieutenant Douglas Mac Intyre, parrain d’Amelia, était en poste à Peshawar.
Au prix d’un effort, Aldo écarta le tendre et absorbant souvenir de sa petite famille pour se consacrer à son ami Vauxbrun et se laisser conduire, ce soir, au Schéhérazade.
À présent il s’y trouvait et le regrettait, ne parvenant guère à s’intéresser aux nouvelles amours de Gilles tout en admettant que l’endroit était agréable et la fille qui l’attirait, fort belle : la peau cuivrée, les yeux ardents, elle avait de longs cheveux d’ébène qui tombaient en lourdes tresses brillantes, retenues par des bagues d’or jusqu’à ses seins que l’on devinait libres sous le satin rouge et noir du corsage resserré à la taille, comme la longue jupe ample, par une ceinture d’orfèvrerie. Des bracelets d’or et d’argent tintaient à ses poignets minces, de longs colliers barbares pendaient à son cou et il émanait de son corps svelte bien qu’épanoui une sensualité indéniable. Elle était la plus attirante du groupe – sa famille – composé de six violons, de deux guitares et d’une autre chanteuse. Pas belle celle-là, nettement plus âgée, trop grosse avec une peau luisante, une grande bouche rouge et de petits yeux noirs, pourtant c’était elle la vedette parce qu’elle possédait une voix envoûtante, ample, chaude, un peu rauque à travers laquelle, en dépit de la langue ignorée, passaient toute la magie des routes interminables, des grands espaces balayés par le vent et la passion d’un peuple qui se voulait libre, cachant ses douleurs sous des cris d’orgueil et une dérision sensible aux seuls initiés. À travers leurs chants, les « roms » ne s’adressaient qu’aux roms. Les autres, les « gadgés », n’ayant droit qu’à une ironie subtile dont ils n’avaient pas la moindre idée…
Pour sa part, Morosini avait admiré en connaisseur la beauté de la jeune Varvara mais seule la grosse chanteuse retint son intérêt. En bon Italien, il était sensible aux belles voix et celle-ci possédait quelque chose d’exceptionnel, de jamais entendu et tant qu’elle chanta Aldo oublia son ennui. Sa chanson terminée, elle alluma une longue cigarette puis alla s’adosser nonchalamment à l’un des piliers et se mit à fumer sans plus accorder d’attention à la salle, le regard perdu dans les volutes bleues qu’exhalait sa bouche.
Les violons faisaient rage mais c’était maintenant le tour des deux guitaristes et ils se levèrent sans cesser de jouer pour accompagner tout autour de la piste la belle Varvara qui s’était mise à danser. Une danse étrange où les jambes se contentaient de faire avancer le corps sur une cadence rapide sans que les pieds quittent le sol. En fait c’était avec son buste que cette fille dansait, la tête rejetée en arrière et les bras pendants tandis que seuls s’agitaient ses épaules et ses seins.
Elle avait l’air de s’offrir à quelque amant invisible et c’était incroyablement excitant. Gilles Vauxbrun devint rouge brique et passa un doigt nerveux dans son faux-col qui semblait tout à coup le gêner.
Soudain les deux guitaristes se mirent à chanter tandis que la danseuse se déchaînait et, les bras levés, se mettait à tourbillonner dans l’envol de ses jupes en martelant la cadence de ses talons. L’attention de toute la salle était concentrée sur elle. Morosini regardait comme les autres quand il entendit murmurer :
— Vous êtes bien le prince Morosini, le célèbre expert en joyaux ?
Il leva les yeux et vit que la grosse tzigane était à présent près de lui :
— C’est bien moi, reconnut-il. Vous me connaissez ?
— Je vous ai vu il y a longtemps… à Varsovie. Vous ne m’avez pas remarquée mais on m’a dit qui vous étiez. J’ai besoin de vous ! Ne me regardez pas ! Continuez à observer le spectacle…
Elle s’était simplement adossée à un autre pilier et sa voix était juste assez forte pour atteindre l’oreille d’Aldo en dépit du vacarme des musiciens et du public qui, à présent, battait des mains. Personne ne faisait attention à eux, pas même Vauxbrun, si proche cependant…
— Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— Pour un… ami qui a de graves soucis. Ce qu’il a à dire devrait vous intéresser. Avez-vous une voiture ?
— J’habite Venise. Ici je me contente de taxis.
— Ayez-en un et attendez-moi au coin de la rue de Clichy !
— L’invitation est-elle aussi valable pour mon ami ?
— Non. D’ailleurs il n’aura pas la moindre envie de vous suivre. Je chante encore une fois ce soir. Quand j’aurai fini vous pourrez vous disposer à me rejoindre…
Morosini tourna la tête pour essayer d’en apprendre davantage. Il n’aimait pas beaucoup le ton autoritaire qu’elle employait en lui donnant pour ainsi dire des ordres. Mais elle avait déjà rejoint l’orchestre.
Vauxbrun ne savait rien de la scène qui venait de se dérouler si près de lui. Il dévorait des yeux la danseuse et Aldo remarqua le sourire qu’elle lui dédia en passant. Il n’en fallut pas plus pour l’électriser. Se tournant brusquement vers Aldo, il darda sur lui un regard déjà conquérant :
— Si cela ne t’ennuie pas, rentre sans moi ! J’ai l’intention d’attendre cette belle dame à sa sortie…