Les Joyaux de la sorcière - Жюльетта Бенцони страница 11.

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Elles furent ce qu’il espérait. Occupé à déguster son armagnac les yeux mi-clos, Morosini s’étrangla avec l’alcool, toussa, devint écarlate, se jeta sur un verre d’eau qui le ramena graduellement à sa couleur habituelle. Boldini n’avait pu s’empêcher de rire :

— Pardon ! Je ne pensais pas produire un tel effet !

— Pour ce qui est des effets, on peut dire que vous vous entendez à les graduer ! C’est du grand art ! Et où les avez-vous revus ?

— À Londres, à la fin de l’année 21. Vous le savez ou vous ne le savez pas mais je m’y étais réfugié au début de la guerre avant d’opter finalement pour Nice et j’y ai conservé quelques amis. Le soir de la Saint-Sylvestre l’un d’eux m’avait invité à Covent Garden où Teresa Solari devait se faire entendre dans Tosca. Je vous avoue que j’étais enchanté : j’ai toujours adoré la Solari, en particulier dans ce rôle où elle était sublime et ce soir-là elle s’est surpassée, insufflant à son personnage une intensité d’émotion jamais égalée…

— Attendez donc !… N’est-ce pas ce même soir qu’elle s’est tuée ?

— Qu’on l’a tuée. Une main criminelle avait ouvert une trappe sous le matelas qui la reçoit lorsqu’elle est censée se jeter du haut des remparts du château Saint-Ange. À l’ultime instant le matelas a été retiré et la malheureuse s’est écrasée dans les profondeurs du théâtre.

— C’est cela. La presse a dit que le meurtrier en voulait à ses bijoux. Comme toutes les grandes cantatrices elle portait l’une de ses propres parures…

— Oui mais ce que l’on n’a pas dit, c’est que la parure en question était celle de Bianca Capello. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour la reconnaître et je l’ai eue dans mes jumelles durant presque toute la soirée. Inutile de vous dire à quel point je me sentais mal en voyant ces pierres sanglantes sur la gorge d’une si belle artiste.

— A-t-on arrêté l’assassin ?

— Pas que je sache, pourtant le policier qui a mené l’enquête n’était pas un apprenti, loin de là ! Un drôle d’oiseau d’ailleurs ! Toujours drapé dans un macfarlane pisseux qui lui donnait l’air d’une chauve-souris.

— Le chef superintendant Gordon Warren. Je suppose ? fit Morosini avec un large sourire.

— Vous le connaissez ?

— Votre description est lumineuse. Mon ami Vidal-Pellicorne et moi l’avions surnommé le « Ptérodactyle ». Vous voyez que vous n’êtes pas tombé loin. Après un premier contact… disons épineux, il est devenu pour nous un excellent ami. Mais ce qui me surprend c’est qu’il ait abandonné l’enquête sans la conclure. C’est avec son collègue français Langlois le flic le plus têtu que je connaisse. Un remarquable professionnel toujours chargé des affaires les plus délicates.

— Je n’ai pas dit qu’il avait abandonné et je n’aurais pas le mauvais goût de mettre en doute ses qualités. Simplement l’enquête était au point mort quand je suis rentré en France… à moins que l’on n’ait pas jugé utile d’en dire plus à l’étranger que j’étais ? De toute évidence on ne débordait pas de sympathie pour moi.

Ça, Morosini voulait bien le croire. L’œil jaune et fixe dont Warren le gratifiait au début houleux de leurs relations n’était pas de ceux qui s’oublient. Selon les critères du Super, le grand Boldini avec son mélange de faconde italienne et de hauteur un rien dédaigneuse devait se classer pour lui parmi les rastaquouères infréquentables. Cependant il pouvait être intéressant d’aller faire un tour à Londres pour une conversation à cœur ouvert avec le Ptérodactyle et Aldo commençait à peine à en caresser l’idée quand il s’aperçut que l’attention du peintre s’était détournée de lui au profit d’un couple qu’Olivier Dabescat, la mine pincée, conduisait à l’une des tables les plus en vue après que l’homme eut refusé le fond de la salle d’un geste autoritaire. Sans doute tenait-il à ce que tout le restaurant pût admirer sa compagne. Il est vrai qu’elle en valait la peine ! Une ravissante jeune femme blonde aux yeux sombres – la couleur hésitait entre le bleu, le vert foncé et le noir – admirablement habillée d’un tailleur noir réchauffé de vison qui sentait son grand couturier d’une lieue bien que Morosini hésitât entre Jean Patou et Lucien Lelong. En revanche il attribua sans hésiter à Caroline Reboux le minuscule chapeau ennuagé d’une voilette noire perché sur les cheveux blonds artistement ondés. Elle seule était capable de réaliser ce chef-d’œuvre d’équilibre instable rappelant ceux dont Lisa raffolait.

Son compagnon était nettement moins séduisant : la cinquantaine bien entamée il arborait ces airs supérieurs que le Vénitien détestait d’instinct sachant que ceux pouvant y avoir droit n’avaient que rarement le mauvais goût de les afficher. Mais il devait être fort riche si l’on en croyait les perles de sa compagne et sa propre panoplie d’objets d’or : outre la chaîne de montre, épaisse comme un câble d’amarrage, qui barrait son gilet, celle passée à son poignet et les bagues ornant la moitié de ses doigts, il y avait une énorme épingle de cravate avec un diamant au milieu, un étui à cigares, un à cigarettes et un briquet du même métal. La table s’en trouvait un peu encombrée mais le personnage aimait apparemment à en jouer et personne ne se fût permis, dans ce temple du bon goût, de lui faire remarquer que ce n’était pas le style de la maison, le client ayant, par définition, toujours raison.

Le physique de l’inconnu n’entrait sans doute pas pour grand-chose dans les regards dont le couvrait sa compagne. Il avait un visage dur à la peau couperosée qu’un double menton n’adoucissait pas, de petits yeux de couleur indécise profondément enfoncés sous le surplomb d’arcades sourcilières hérissées de poils poivre et sel. De stature modeste il avait l’air taillé d’un seul bloc dans une matière rugueuse ressemblant assez à du granit. Des épaules en porte-manteau naissait un cou sans doute moins haut que le faux-col glacé qui l’obligeait à relever le menton. La longue moustache à la mongole n’arrangeait pas les choses, son tracé accusant les plis implacables de la bouche et du faciès buté. C’était cet homme-là pourtant que Boldini fixait avec une extraordinaire intensité. Morosini d’abord s’en amusa :

— Vous vous trompez de cible, mon cher Maître. Ce vilain bonhomme ne mérite pas votre attention alors que sa compagne…

— N’est qu’une jolie femme ! répondit le peintre avec une brutalité surprenante. Vous comprendrez mieux quand je vous aurai dit que son voisin s’est trouvé mêlé aux deux drames que je viens d’évoquer pour vous… J’aimerais un autre verre si cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire ! Je vous suivrai.

D’un signe, Aldo appela un serveur, passa une commande exécutée presque instantanément. Et, tandis que Boldini avalait une rapide gorgée sans quitter des yeux l’homme, il hasarda prudemment :

— Ce qui veut dire que ce personnage participait à…

— … la soirée de Bagheria et à celle de Covent Garden. Ce genre de gueule ne s’oublie pas, croyez-moi, continua-t-il avec une soudaine nervosité.

— Dans ce cas vous devez savoir qui il est ?

— L’un de ces potentats américains aussi riches que mal élevés. Celui-là vient de New York ou de Chicago, je ne sais plus très bien. Il y dirige une sorte d’empire qui va de la construction des gratte-ciel – sa façade en quelque sorte – à toute une suite de commerces moins avouables. J’ajoute qu’il est d’origine sicilienne. Il s’appelle… Ricci, je crois ? Oui… je me souviens : Aloysius C. Ricci.

— Ricci ? Je le verrais plutôt Florentin ?

— Il n’a pourtant rien d’un Botticelli ni même d’un Verrocchio !

— C’est son nom qui me frappe. Avez-vous oublié qu’un Ricci a joué un rôle déterminant dans la vie de Bianca Capello ?

Et comme Boldini donnait des signes évidents d’ignorance, il poursuivit :

— L’assassin de son premier époux, ce Pietro Buenaventuri qui l’avait enlevée de Venise et installée à Florence, ce sbire du grand-duc Francesco qui lui a permis de devenir grande-duchesse s’appelait ainsi. Alors vous me permettrez de trouver que ça commence à faire pas mal de coïncidences. Il ne manque plus qu’un Capello ou un Médicis pour compléter le tableau.

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