— Ah oui ?
Lecture faite, le résultat fut exactement identique à celui du matin. Morosini sauta de son fauteuil et se rua chez M. Buteau en s’exclamant :
— Regardez ça, Guy !
La porte claqua de nouveau et Angelo réintégra ses propres quartiers en soupirant, mais sans être vraiment inquiet. Selon lui, un peu d’orage par-ci par-là était nécessaire dans le ciel bleu d’un ménage…
Cependant, Aldo demandait à son fondé de pouvoir :
— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?
Le vieux monsieur se carra dans son fauteuil sans lâcher le papier qu’il contemplait d’un air pensif :
— À vrai dire, je n’en sais trop rien. S’il n’y avait pas eu l’affaire de l’anneau, je vous conseillerais de prendre le bateau. D’ailleurs, vous ne m’auriez même pas demandé mon avis. Mais une invitation en Égypte si tôt après m’incite à penser qu’il conviendrait peut-être de se méfier.
— C’est un peu mon sentiment, encore que je ne connaisse pas grand monde dans le coin. La princesse… Shakiar, ça vous dit quelque chose ?
Pour son information, en effet, M. Buteau tenait à jour, autant que faire se pouvait, les généalogies des familles royales, princières, encore régnantes ou détrônées, sans compter les décès, à seule fin de savoir où migraient les joyaux de famille. Cette activité se révélait d’une certaine utilité pour la maison. Il n’eut donc aucun mal à fournir le renseignement désiré après avoir consulté l’un de ses dossiers :
— La princesse Shakiar, à ce jour avant-dernière épouse du roi Fouad, répudiée en raison de ses folles dépenses en bijoux bien qu’elle soit très riche mais aussi bréhaigne, comme on disait au Moyen Âge. Très belle au temps de la couronne, elle doit tourner autour de la cinquantaine. Elle occupe habituellement un petit palais dans l’île de Gesireh où elle reçoit sans discontinuer... une coterie très internationale.
— Remariée ?
— Je ne crois pas mais, finalement, je n’en sais rien.
— Des amants ?
— Ayez la bonté de ne pas m’en demander trop ! J’épluche quantité de journaux, surtout anglais, français ou américains, mais il ne faudrait pas exagérer. Si vous allez là-bas, vous n’aurez aucune peine à vous renseigner. Elle est connue pour être assez excentrique et n’être pas femme à tenir sa lumière sous le boisseau. J’ajouterai pour conclure qu’elle donne des fêtes somptueuses. Alors, que décidez-vous ?
— Que feriez-vous à ma place ?
— Toujours cette manie de répondre à une question par une autre ! C’est moi qui vous ai appris le truc, mais il n’est pas loyal de vous en servir contre moi. Cependant je vais vous répondre : si j’étais vous, j’irais ! De plus, vous en mourez d’envie !
C’était vrai. Depuis que l’Anneau atlante était entré dans sa maison, Aldo avait senti se réveiller en lui tous les démons de l’aventure. En outre – et il ne l’avoua pas ! –, il éprouvait un malin plaisir en pensant à la lettre qu’il allait écrire à sa femme. Et pour finir, la chance lui sourirait peut-être en lui faisant retrouver Adalbert, puisque celui-ci faisait garder son courrier précisément à l’hôtel où Aldo devait descendre…
Aussi envoya-t-il sans délai Pisani lui retenir une place sur le premier bateau partant pour Port-Saïd ou Alexandrie, après quoi il ferait connaître à la princesse la date de son arrivée. Pendant ce temps, il allait écrire à Lisa. Non sans une certaine jubilation !
Cinq jours plus tard, il embarquait à bord de l’ Ismaïlia par un temps épouvantable et la jubilation avait baissé d’un cran. Le ciel s’était arrangé pour donner raison à sa femme : il pleuvait, la mer était grise et… l’ aqua alta de retour. Les Vénitiens barbotaient ou parcouraient d’un pas résigné les ponts de planches traversant la place Saint-Marc en plusieurs sens. Accoudé au bastingage, Aldo regarda disparaître dans les brumes les ors ternis du dôme de San Marco, la tour du Campanile, les flèches des églises, les toits des palais, puis regagna l’une des quatre cabines, plutôt confortables, permettant à ce cargo transporteur d’agrumes de prendre à son bord quelques passagers. Ce soir, il n’y en aurait qu’un autre : un professeur de lettres anciennes qui rejoignait son poste à Suez et ne devait pas être un fanatique de la conversation, si l’on en croyait la froideur du salut dont il avait gratifié Morosini en montant à bord. Il trimballait un paquet de livres susceptibles de l’occuper même s’il allait jusqu’en Chine.
Rentré chez lui, Aldo s’allongea sur sa couchette après avoir pris dans sa valise la paire de chaussettes roulée en boule dans laquelle il avait caché l’Anneau. C’était une vieille habitude lorsqu’il devait emporter un joyau de petite taille ou une pierre non montée. C’est pourquoi le stratagème d’El-Kouari ne l’avait pas surpris. Il l’avait même trouvé tellement judicieux qu’il avait décidé de le faire sien quand il sortirait, dans le but de ne pas laisser le bijou à la merci d’un fouilleur particulièrement minutieux. Cette fois, il le réchauffa longuement entre ses mains afin de revivre l’extraordinaire sensation de force et de certitude qu’il dégageait. Pour rien au monde il ne l’aurait laissé à Venise. D’abord parce que le ramener sur sa terre d’origine et si possible à son propriétaire lui semblait important, ensuite parce qu’il éprouvait le bizarre sentiment qu’il lui était interdit de s’en séparer.
Tout enfant, il lui était arrivé de rêver d’un talisman capable de décupler ses forces humaines et de lui ouvrir les portes du merveilleux. Cela entrait dans sa passion des pierres même si, jusqu’à présent, il lui avait été donné le plus souvent de tenir entre ses mains de redoutables géniteurs de malchance ou de catastrophes. Évidemment, il avait trop d’honnêteté pour ne pas savoir qu’il le rendrait sans hésiter s’il retrouvait son légitime propriétaire mais, en attendant, il se considérait comme l’héritier de l’homme auquel il avait tenté de porter secours…
La cloche du dîner interrompit sa rêverie mais, au lieu de réintégrer les chaussettes, l’Anneau se retrouva dans la poche intérieure de son veston, le plus près possible du cœur.
Quelques jours après, Morosini, reposé comme il ne l’avait jamais été, débarquait du train-paquebot en provenance de Port-Saïd au milieu du tohu-bohu permanent qu’offrait la gare du Caire. Elle ressemblait vaguement à celle de Victoria à Londres, mais la population différait singulièrement. Une foule grouillante encombrait les quais et il était difficile de distinguer ceux qui arrivaient de ceux qui partaient au milieu d’une véritable colonie de porteurs glapissants. L’un d’eux empoigna les valises d’Aldo à la recherche de la sortie et brailla :
— Tout droit ! Tout droit ! As pas peur ! Moi n° 32.
Il fallut bien se lancer dans son sillage en refusant les services d’un employé de l’agence Cook qui, justement, se proposait.
— J’en ai un ! clama-t-il dans le vent de la course. J’espère seulement pouvoir le retrouver…
Mais l’homme était là, près d’une calèche qu’il avait déjà retenue et souriant de toutes ses dents blanches, à l’exception de celles qui manquaient à l’appel :
— Ti vois, ti pouvais me faire confiance. Ti vas où ? Hôtel Shepheard’s ?
— Comment le sais-tu ?
— Ti as une tête à ça ! répondit-il en riant.
Il transmit l’information au cocher d’un air important, attrapa au vol la pièce d’argent que son client lui lançait et la calèche démarra au milieu d’un déluge de bénédictions. Morosini, mettant de côté ses soucis, s’abandonna à l’un de ses plaisirs favoris : découvrir, seul, une ville qu’il n’avait jamais vue dans un pays quasi fabuleux qu’il ne connaissait pas, si étrange que cela paraisse, si l’on songe que son meilleur ami lui avait voué sa vie. Leurs aventures communes ne leur avaient pas encore donné l’occasion d’agir à l’ombre des Pyramides.
Pourtant, jadis, adolescent monté en graine, il écoutait avec passion, les pieds accrochés aux barreaux de sa chaise, les cours magistraux que lui délivrait M. Buteau dont l’Égypte était l’un des sujets de prédilection, débordant largement l’époque des pharaons pour rejoindre celle des croisades autour du fantôme de Saladin, le « sultan chevalier » dont la ville ancienne était l’œuvre. Al-Qahira, « la Victorieuse », la cité des sultans et des khédives, c’était à lui qu’elle devait éclat et renommée ! Cette lacune était plus bizarre encore si l’on considérait que la chère Tante Amélie et son inusable « Plan-Crépin » choisissaient souvent de passer un ou deux mois d’hiver au soleil dans l’un des trois ou quatre palaces implantés dans le pays. Aldo pensa soudain qu’elles y séjournaient peut-être au moment où il débarquait et se promit, l’affaire avec la princesse réglée, d’en faire le tour dans l’espoir de leur offrir une bonne surprise, sachant qu’entre Le Caire, Louqsor et Assouan qu’elles privilégiaient, il y avait quelques centaines de kilomètres… De toute façon, Abou El-Kouari avait mentionné Assouan et il faudrait probablement aller jusque-là.