Le baron marmotta quelque chose sur le plaisir qu'il y aurait à accommoder de certaine façon les truands blessés et leurs gardes-malades mais tourna cependant les talons et, les mains nouées dans le dos, rejoignit Ermengarde.
Accommodé par une pile d'oreillers, sous des courtines vertes qui accentuaient l'aspect cadavérique de son visage, le Boiteux, qui souffrait d'une large blessure à la poitrine, semblait sur le point de passer de vie à trépas. Sa respiration emplissait la chambre d'un bruit de feuilles froissées mais à l'entrée de Catherine, une petite lueur s'alluma dans son œil délavé.
— Je vous ai demandée... pour vous dire merci, noble dame... et aussi pour savoir quelque chose... pourquoi... m'avez-vous sauvé ?
— Vous ne l'êtes que très provisoirement ! Si Gauthier vous guérit, vous avez de grandes chances de retomber aux mains de quelqu'un dont le rêve est de vous pendre haut et court !
Le Boiteux haussa ses épaules massives où quelques touffes de poils formaient un bizarre archipel.
— Si ça l'amuse, j'y vois pas d'inconvénient. A condition qu'il me laisse le temps de faire ma paix avec Dieu, il peut bien me faire ce qu'il veut, votre baron ! J'ai assez vécu ! Mais vous, demandez-moi tout ce que vous voulez. L'autre aurait pu m'arracher la peau pouce par pouce sans que j'ouvre la bouche pour autre chose que pour gueuler. Vous, c'est pas pareil...
— Alors, dites-moi ce qu'il est advenu de mon époux... Où est-il, à l'heure présente ? Avec le Damoiseau ? Son prisonnier peut-être ?...
Prisonnier ? Pourquoi ça ? Y avait pas de raison. Non, voilà trois jours qu'il est parti. Il a emmené Cornisse, ajouta-t-il avec une amertume qui trahissait une obscure jalousie, mais c'est vrai que c'est Cornisse qui l'a le plus soigné... avec le moine s'entend ! Et faut dire aussi que dans les premiers temps c'était pas facile. On a bien cru qu'il allait y rester, le capitaine. Et puis d'un seul coup, ça a été mieux. À partir de ce moment-là, il s'est retapé très vite !
Un soupir de soulagement dégonfla la poitrine de la jeune femme.
Trois jours !... Donc Arnaud n'était plus là quand le damoiseau de Commercy avait supplicié Landry...
Mentalement, elle remercia Dieu de lui avoir au moins épargné cela.
— Mais pourquoi est-il parti ? Et pour où ?...
— Ma foi, j'en sais trop rien ! Ça l'a pris tout d'un coup. Tout ce que je sais, c'est qu'un soir, il s'est disputé avec messire Robert. Il criait si fort qu'on pouvait sûrement l'entendre depuis le bout du village. Il disait qu'il en avait assez de rester là, en faction devant une place trop forte pour qu'on en vienne jamais à bout, qu'il y avait mieux à faire ailleurs.
— Et que répondait le Damoiseau ?
— Ça, personne n'en sait rien. C'est un homme qui ne crie jamais.
Messire Arnaud lui ne s'en privait pas. Mais justement il criait trop fort. Tout de même, il m'a bien semblé qu'il parlait de la Pucelle...
Oui, c'est ça ! s'écria tout à coup le Boiteux avec la satisfaction d'un homme qui trouve soudain la solution d'un problème longtemps cherché... c'est bien ça ! Il a parlé de la Pucelle, il a dit comme ça qu'il n'y avait qu'elle à pouvoir quelque chose pour lui, qu'il la ramènerait auprès du roi et qu'à eux deux ils chasseraient les Anglais et les Bourguignons jusque dans la mer ! C'est tout de suite après que j'ai entendu rire le Damoiseau ! Faut dire que ça a toujours été un grand sujet de disputes entre eux, cette sacrée histoire de Pucelle ! Le capitaine la F... je veux dire messire Arnaud, jurait qu'elle était vivante, qu'il l'avait revue un jour où il patrouillait avec quelques hommes du côté de Vaucouleurs. Le Damoiseau, lui, disait qu'il avait rêvé, que la fille de Domrémy avait bien été brûlée par les Anglais et que les Anglais ne faisaient jamais les choses à moitié. Mais messire Arnaud s'entêtait...
— Quelle stupidité ! gronda Catherine. Il était à Rouen, et j'y étais aussi le jour où Jehanne a été... mon Dieu ! je pourrais vivre mille ans que je n'oublierais pas cette abominable vision : son corps, son visage dans les flammes... et cette affreuse odeur de chair brûlée ! Mon époux doit être devenu fou. Il a dû être victime d'une ressemblance !
A moi aussi il avait parlé de cette rencontre mais je lui avais dit ce que j'en pensais !
— Ça n'avait pas dû le toucher beaucoup ! Si vous voulez mon avis, noble dame, il est allé la rejoindre !
Catherine sentit la colère s'emparer d'elle, balayer ces joies qu'elle avait eues de le savoir vivant et les mains nettes du sang de Landry.
Hélas, si Arnaud était guéri, il semblait désormais atteint d'incurable stupidité. Comment pouvait-il confondre une aventurière de bas lieu -
car elle ne pouvait pas être autre chose ! - avec Jehanne d'Arc, avec celle dont un regard suffisait pour que les bonnes gens tombassent à ses pieds, celle qui, envoyée de Dieu, avait soumis des armées, et plus encore : les rudes capitaines qui avaient nom La Hire, Xaintrailles ou le bâtard d'Orléans ?
La jeune femme était trop franche envers elle- même pour ne pas comprendre qu'une amère jalousie se mêlait à sa colère, en formait le fond. Sa dernière rencontre avec Arnaud lui avait fait découvrir non la mauvaise foi masculine en général, ce qui n'était pas pour elle une nouveauté, mais celle de son époux. Pour qu'il se fût laissé prendre si facilement à une ressemblance, ou qu'il eût fait semblant de façon si magistrale, il fallait que cette femme inconnue eût éveillé en lui quelque chose de plus intime que l'idéal, un sentiment peut-être, ou un désir... En retrouvant sa femme, les réactions du seigneur de Montsalvy avaient été très exactement celles d'un mari pris en faute : il s'en était tiré en accusant et en criant plus fort qu'elle. Et voilà qu'à présent, à peine guéri, c'était vers cette créature, la prétendue Jehanne, qu'il se tournait aussitôt ? C'était à en perdre la raison...
La logique, le devoir voulaient pourtant qu'il choisît entre deux idées primordiales : faire au plus tôt sa paix avec le Roi ou bien rentrer directement à Montsalvy où l'on devait avoir grand besoin de lui. Mais non ! Arnaud ne trouvait rien de plus urgent que se précipiter aux trousses d'une aventurière en criant bien haut qu'il entendait l'aider à bouter définitivement l'ennemi hors du royaume !
Brusquement, Catherine se tourna vers la fenêtre auprès de laquelle Gauthier de Chazay s'était retiré, par discrétion. Une idée, peu agréable, mais qui pouvait tout expliquer, venait de lui traverser l'esprit.
— Mon époux était blessé à la tête quand nous l'avons quitté. Se peut-il qu'il soit devenu...
Gauthier hocha la tête et s'approcha.
— Fou ? Je n'en crois rien. Il était blessé au visage, dame Catherine, pas au crâne. En outre, et bien que je n'aie pas eu beaucoup de temps pour connaître messire Arnaud, j'ai à son sujet une opinion.
Me permettez-vous...
— Non seulement je le permets mais je vous le demande.
— Eh bien, je dirai qu'il m'est apparu comme un homme obstiné, attaché à ses idées personnelles jusqu'à l'entêtement et jusqu'à l'aveuglement. Or, il s'est mis dans la tête que cette femme est bien Jehanne d'Arc, miraculeusement échappée aux flammes ou ressuscitée, pourquoi pas ? N'était-elle pas l'envoyée de Dieu ?... Il a tellement envie d'y croire qu'il nie jusqu'à ses propres souvenirs et c'est au point que, même si des doutes lui sont venus, il a dû les chasser avec colère. J'ajoute que votre rencontre n'a rien arrangé... Il va désormais s'accrocher à sa chimère avec d'autant plus d'entêtement qu'il pense avoir à se plaindre de vous.
Catherine haussa les épaules.
C'est ridicule !... » Elle ramena son regard violet sur le blessé qui l'observait, inquiet. « Avez-vous parfois entendu mon époux parler de moi après mon départ ? M'a-t-il cherchée ?
L'inquiétude du Boiteux se changea en une véritable angoisse tandis que, par une sorte de miracle, il réussissait à retrouver assez de sang dans son corps épuisé pour empourprer son visage.