D'autre part, je me trouvais dénué des deux francs nécessaires à la mobilisation d'un fiacre!
Alors, quoi?
Aller à pied, dites-vous?
J'aurais bien voulu vous y voir.
C'était loin, où j'allais, très loin, dans un endroit situé à une portée de fusil environ et deux encâblures du tonnerre de Dieu! je résolus donc de prendre l'omnibus.
Je grimpai sur l'impériale et versai quinze centimes ès-mains du conducteur.
Voilà donc une situation claire et nettement établie:
Je suis sur l'impériale, j'ai versé les quinze centimes de ma place. Je puis donc passer, la tête haute, devant l'Administration de la Compagnie des Omnibus. Bon.
Tout à coup, le temps changea et des gouttes d'eau se mirent à choir.
Or, j'avais mis, la veill', mon parapluie en gage.
(J'ai élidé l'e de veille pour que la phrase constituât un alexandrin joli et coquet.)
Je descendis dans l'intérieur du véhicule et remis ès-mains du conducteur un supplément, ou plutôt, pour employer le mot propre, un complément de quinze centimes.
Voici donc une nouvelle situation claire et nettement établie:
Je suis dans l'intérieur d'un omnibus, j'ai versé les trente centimes de ma place, je puis donc… (Voir la suite plus haut.)
L'omnibus s'arrêta: on était devant un bureau.
Une tête de brute avinée apparut, et cette tête clama sans urbanité:
–Voyageur descendu de l'impériale?
C'est à moi, s'il vous plaît, que ce discours s'adressait.
Devant cette tête de brute, cette voix éraillée et ce ton goujateux, je résolus soudain de garder un silence de sépulcre.
–Voyageur descendu de l'impériale? rogomma de nouveau le bas fonctionnaire.
Même mutisme.
Alors la discourtoisie du contrôleur s'exhala en propos blasphématoires, où le saint nom de Notre-Seigneur se trouvait fâcheusement mêlé.
Ce sacrilège n'eut point le don de m'émouvoir.
–Mais, sacré mille tonnerres de bon D… de nom de D…! Il y a ici un voyageur descendu de l'impériale! Ous qu'il est?
–C'est monsieur, intervint le conducteur en me désignant.
–C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?
–Hein? me décidai-je à faire.
–C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?
–Qu'est-ce que ça peut bien vous f… à vous?
–Comment, qu'est-ce que ça peut bien me f…?
–Oui, que je sois descendu de l'impériale ou de la lune.
–C'est pour le contrôle.
–Le contrôle? Quel contrôle? Est-ce que je suis chargé de faire le contrôle de votre sale guimbarde?
Nouveaux blasphèmes véhéments du contrôleur.
–Pardon! m'écriai-je, de combien est la place que j'occupe en ce moment?
–De trente centimes.
–Conducteur, combien vous ai-je versé?
–Trente centimes.
–Eh bien! alors, je ne vous dois rien, ni un sou, ni une explication. Si votre Compagnie tient tant que ça au contrôle, elle n'a qu'à mettre un contrôleur à l'impériale, un contrôleur à l'intérieur et un contrôleur sur les marches. Mais, sous aucun prétexte, je n'entends être mêlé à cette ridicule et odieuse bureaucratie.
–Enfin, voulez-vous, oui ou non, dire si c'est vous qui êtes descendu de l'impériale?
–M…!
Je dois déclarer que tout le monde dans l'omnibus me donnait tort, cohue lâche et servile d'Européens, indignes de la liberté.
Seule, une petite jeune fille, qui tenait le Journal à la main, semblait plongée dans une joie profonde par toute cette scène. (Si ces lignes viennent à lui tomber sous les yeux, un petit mot d'elle me fera plaisir.)
–Et puis, repris-je d'un air furibard, voilà cinq minutes que vous me faites perdre; je me plaindrai au Conseil municipal. Je suis l'ami intime de M. Pierre Baudin.
Est-ce cette menace? Est-ce le désir légitime de mettre fin à cette pénible histoire? Ne sais, mais l'omnibus se décida à partir.
Mes covoyageurs me contemplaient avec des regards de basse-cour en courroux.
Ce fut surtout le lendemain que je m'amusai beaucoup. Passant devant le bureau d'omnibus où s'était perpétré ce conflit, j'interpellai la brute avinée:
–J'ai beaucoup réfléchi depuis hier. J'aime mieux tout avouer.
–Hein?
–Le voyageur descendu de l'impériale, eh bien! c'était moi!
CORRESPONDANCE ET CORRESPONDANCES
Ma foi, tant pis! On dira ce qu'on voudra, je l'imprime toute vive cette petite lettre, sûrement pas écrite par M. Jose-Maria de Heredia, mais si rigolo!
Et puis c'est toujours ça de moins à faire, n'est-ce pas?
«Cher monsieur Alphonse Allais,
»Vous permettez, dites, que nous vous appelions cher monsieur Alphonse Allais, bien que nous n'ayons pas l'avantage de vous connaître; mais nous vous gobons toutes beaucoup à l'atelier et ça excuse notre familiarité.
»Chaque matin, quand on ouvre le Journal, tout de suite on regarde s'il y a une Vie drôle, et quand il y en a une, ce n'est qu'un cri:
»—Quelle histoire à dormir debout va-t-il encore nous raconter aujourd'hui, cet imbécile-là?
»Rassurez-vous, le mot imbécile est pris ici en bonne part, un peu comme les petites mamans qui appellent leur bébé horreur.
»Votre histoire d'omnibus, surtout, nous a beaucoup gondolées (sic), car nous les connaissons, les omnibus, et surtout le personnel des omnibus, qui se venge bêtement sur les voyageurs et les pauvres petites voyageuses des tracasseries et de l'exploitation des grosses légumes capitalistes2.
»Depuis le jour où votre article sur les omnibus a paru, nous n'avons plus qu'une idée: c'est d'affoler les contrôleurs, et nous y arrivons souvent.
»Témoin, hier:
»Nous avions passé la soirée à la fête de Montmartre. Des jeunes gens très gentils, mais que nous avons tout de même plaqués brusquement, nous avaient offert un saladier chez un troquet du boulevard Rochechouart.
»(Peut-être ne savez-vous pas ce que c'est qu'un saladier3. On vous expliquera ça une autre fois.) Et ça nous avait mises en gaieté.
»Mais l'heure est l'heure, n'est-ce pas? et comme on n'a pas de landaus bouton d'or, nous grimpâmes sur le tramway Place de l'Étoile-La Villette, en demandant une correspondance.
»(En attendant qu'un riche Bolivien nous offre un petit hôtel rue Fortuny, nous demeurons chez nos parents, boulevard de Charonne.)
»Sur le trajet, mon amie Lucienne ne disait rien. Évidemment, elle ruminait quelque chose, mais je me demandais quoi.
»Je fus bientôt fixée.
»Nous descendîmes à La Villette, et je me disposais à me diriger vers le bureau de La Villette-Place du Trône, quand Lucienne m'arrêta.
»Avec un culot d'enfer, elle s'avança vers le contrôleur et lui demanda, en montrant nos deux correspondances:
»—Qu'est-ce que c'est que ces petits cartons-là?
»—Mais, mademoiselle, ce sont des correspondances.
»—Très bien!… Et ces correspondances nous donnent le droit de monter, sans rien payer, sur un omnibus qui correspond avec celui que nous quittons?
»—Parfaitement!
»—Mais, dites-moi! Ma correspondance n'est valable qu'à la condition qu'on ne quitte pas le bureau auquel on est descendu?
»—Parfaitement!
»—Parfaitement, vous-même! Nous n'allons pas quitter le bureau pour ne pas perdre notre correspondance. Nous allons attendre ici le tramway de la Place du Trône.
»—Mais il ne passe pas ici, mademoiselle. Il faut que vous alliez le prendre au bureau là-bas.
»—Non, non, nous ne voulons pas quitter le bureau où nous sommes descendues. Notre correspondance ne vaudrait plus rien. Et puis, nous n'avons pas pris le tramway pour faire le trajet à pied.
»(Il faut vous dire, au cas où vous l'ignoreriez, que le bureau de La Villette-Place du Trône est situé à plus de 100 mètres de celui de l'Étoile-La Villette auquel il correspond soi-disant.)
»Je vous fais grâce du reste du dialogue. Le malheureux contrôleur devenait fou furieux devant l'aplomb et la logique de Lucienne. Moi, j'étais malade de rire.
»À la fin, comme il fallait bien rentrer, nous prîmes notre tramway, après cette terrible menace:
»—Nous reviendrons demain avec un huissier, et si la voiture ne vient pas nous prendre ici même, nous la ferons marcher, votre sale Compagnie.