»On n'en saurait rien du tout. Voilà ce qu'on en saurait.
»Ainsi, voilà la vapeur. Tout le monde parle de la vapeur: la vapeur par-ci, la vapeur par-là.
»Mais qui de nous sait exactement ce que c'est que la vapeur?
»J'en excepte, bien entendu, les personnes qui s'occupent spécialement de cette question, ingénieurs, mécaniciens, etc.
»Moi, il y a huit jours, j'étais comme tout le monde: je parlais de la vapeur, mais j'aurais été pendu s'il m'avait fallu dire en quoi consistait ce phénomène.
»La semaine dernière, je suis allé, au Havre, assister à la réouverture du Grand-Théâtre.
»Ah! mes amis, vous n'avez pas idée de ce que je suis populaire au Havre.
»C'est que le Havre est une ville de bon sens qui ne se laisse pas emballer par les idées nouvelles, ou soi-disant nouvelles.
»Au Havre, c'est moi qui vous le dis, le symbole ne ferait pas un sou.
»Ibsen et Wagner sont appréciés à leur juste place, et on leur préfère une bonne représentation du Verre d'eau ou de la Favorite.
»Mais, me voilà parti sur le théâtre, alors que je m'étais proposé d'aborder dans cette causerie la question de la vapeur.
»Quelques Havrais, dont un fort aimable, ma foi, M. Jules Heuzey, m'ont mené voir un transatlantique.
»Les transatlantiques sont ces énormes bâtiments qui font le trajet, chaque semaine, entre le Havre et New-York. C'est même de là que leur vient leur nom de transatlantiques (des mots latins: trans, au delà, et atlanticum, atlantique).
»J'ai pris un vif plaisir à visiter la Touraine, le plus bel échantillon de la Compagnie.
»À Paris, on ne saurait s'imaginer tout le confortable et tout le luxe que l'on peut entasser dans ces maisons flottantes. (Le mot est de M. Jules Heuzey et il est fort juste.)
»Mais c'est surtout la machine, ou plutôt les machines, dont je fus émerveillé.
»Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité!
»Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent mener avec la docilité du mouton et l'exactitude du chronomètre?
»Nous étions guidés dans ces merveilleux labyrinthes par le chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité d'esprit et un rare bonheur d'expressions, ce que c'est que la vapeur.
»Avez-vous vu bouillir de l'eau?
»Il s'en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l'air. Eh bien! cette buée-là, c'est la vapeur.
»Répandue dans l'air libre, elle n'a aucune force.
»Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh! alors, elle acquiert une excessive puissance d'extension, et elle met tout en œuvre pour s'échapper de ce milieu confiné.
»C'est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher leurs machines.
»Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.
»Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.
»Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie génie. C'est d'autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner la profession des ingénieurs.
»Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.
»Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique entre ingénieur et engineer.
»Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.
»Mais me voilà loin de la vapeur.
»J'y reviens.
»Les machines à vapeur consistent en de l'eau qu'on fait chauffer dans de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.
»La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut un piston.
»Elle pousse ce piston jusqu'au bout du cylindre.
»Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la vapeur passe de l'autre côté du piston qu'elle repousse à l'autre bout du cylindre.
»Et ainsi de suite.
»Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu'on transforme, par d'habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de roues ou d'hélices.
»Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.
»L'éternelle histoire de la brouette qui fut invantée par Descartes (sic).
«Francisque Sarcey.»L'espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à n'insérer point l'éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette chronique.
Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs!
L'ACIDE CARBONIQUE
C'était un vendredi soir, le dernier jour que je passais en Amérique, peu d'heures avant de m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit, à trois heures.
À une table voisine de celle où je dînais, dînaient aussi deux dames, ou plutôt, comme je l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une vieille.
Ou même, pour être plus précis, une miss et une demoiselle.
La miss était Américaine, jeune et très gentille. La demoiselle était Française, entre deux âges, et plutôt vilaine.
La miss avait, entre autres charmes, deux grands yeux noirs très à la rigolade. La demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits yeux tout ronds, de véritables yeux d'outarde (Bornibus).
Toutes deux parlaient français, la demoiselle très correctement (parbleu! c'est une institutrice); la miss avec un accent et des tournures de phrases d'un comique ahurissant.
Je prêtai l'oreille…
(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse habitude, car, un de ces jours, on ne me la rendra pas, et je serai bien avancé!)
Ô joie! Ces deux dames parlaient de la Touraine en termes qui ne laissaient aucun doute… J'allais les avoir comme compagnes de route.
Toute une semaine à voir, plusieurs fois par jour, les grands yeux noirs très à la rigolade de la petite miss!
Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la vieille outarde au lit, de bonne heure, alors que, très tard, la petite miss et moi nous dirions des bêtises dans les coins.
Cependant, se poursuivait la conversation des deux dames.
L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite après dîner au paquebot et qu'on se couchât bien tranquillement.
Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que je vous parle de cette jeune fille sans vous la présenter), miss Minnie disait d'un air résolu:
–Oh! pas tout de suite, coucher! Allons faire une petite tour avant embarquer!
–On ne dit pas une petite tour, mais on dit un petit tour.
–Pourtant on dit la tour Eiffel.
–Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de monument, tour est du féminin; dans le sens de promenade, ce mot est masculin.
Les questions de philologie m'ont toujours passionné, et je crois détenir, en cette partie, quelques records.
–Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle que vous venez de formuler n'est pas sans exception. Tour, dans le sens du voyage, n'est pas toujours masculin.
Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent encore, interloqués.
–Il est masculin pour tous les pays, sauf le Cantal, le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire.
Du coup, ces dames eurent un léger frisson de terreur. J'étais, sans nul doute, un fou, peut-être furieux, si on le contrariait.
–Parfaitement! insistai-je. Ainsi, l'on dit le tour de France, le tour du monde, mais on dit la tour d'Auvergne.
Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais j'eus la joie de voir que Minnie, en bonne petite humouriste yankee, s'esclaffait très haut de mon funny joke.
Alors, nous voilà devenus des camarades.
On fit un petit tour dans quelques roof-concerts, on but des consommations exorbitantes et, finalement, on s'échoua, près du port, dans une espèce de café français, où une clientèle assez mêlée tirait une tombola au profit d'un artiste.
Minnie gagna douze bouteilles de champagne, qu'elle n'hésita pas à faire aussitôt diriger sur sa cabine.
Pas plutôt à bord, elle tint à constater la valeur de son breuvage. Vous me croirez si vous voulez, il était exquis et de grande marque.