Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse et confortable, ornée dune lourde chaîne.
Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard.
Arsène Lupin examina négligemment les initiales.
J. B Qui diable cela peut-il bien être ? Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge dinstruction, un homme charmant
Lévasion dArsène Lupin
Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué dor et lexaminait avec complaisance, la porte de la cellule souvrit. Il neut que le temps de le jeter dans le tiroir et de séloigner de la table. Le gardien entra, cétait lheure de la promenade.
Je vous attendais, mon cher ami, sécria Lupin, toujours de bonne humeur.
Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à langle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent lexamen minutieux. Lun était linspecteur Dieuzy, lautre linspecteur Folenfant.
On voulait en finir. Il ny avait point de doute : Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidés. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire :
« Monsieur,
« Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant louverture de mon procès, jirai vous en demander compte.
« Salutations distinguées,
« ARSÈNE LUPIN. »
Lécriture était bien dArsène Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain quil préparait cette évasion annoncée par lui dune façon si arrogante.
La situation devenait intolérable. Daccord avec le juge dinstruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures quil convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du détenu.
Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce quil est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit :
Le tiroir regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré, il ma semblé quil le repoussait.
Ils regardèrent, et Dieuzy sécria :
Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.
Folenfant larrêta.
Halte-là, mon petit, le chef fera linventaire.
Pourtant, ce cigare de luxe
Laisse le Havane, et prévenons le chef.
Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva dabord une liasse darticles de journaux découpés par lArgus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure doignon, et enfin deux livres.
Il en regarda le titre. Cétait le Culte des héros de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le Manuel dÉpictète, traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que lon a pour un livre ?
Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.
Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué dor :
Fichtre, il se met bien, notre ami, sécria-t-il, un Henri Clet !
Dun geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il lexamina avec plus dattention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à laide dune épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. Cétait un billet. Il le déroula et lut ces mots, dune menue écriture de femme :
« Le panier a pris la place de lautre. Huit sur dix sont préparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais où ? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. »
M. Dudouis réfléchit un instant et dit :
Cest suffisamment clair le panier les huit cases De douze à seize, cest-à-dire de midi à quatre heures
Mais ce H-P, qui attendra ?
H-P en loccurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, nest-ce pas ainsi quen langage sportif, on désigne la force dun moteur ? Une vingt-quatre H-P, cest une automobile de vingt-quatre chevaux.
Il se leva et demanda :
Le détenu finissait de déjeuner ?
Oui.
Et comme il na pas encore lu ce message ainsi que le prouve létat du cigare, il est probable quil venait de le recevoir.
Comment ?
Dans ses aliments, au milieu de son pain ou dune pomme de terre, que sais-je ?
Impossible, on ne la autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous navons rien trouvé.
Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur le juge dinstruction. Sil est de mon avis, nous ferons immédiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien.
Ce nest pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis sen retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de linspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes sétalaient.
Il a mangé ?
Oui, répondit le directeur.
Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain Rien ?
Non, chef.
M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait détui à une feuille de papier.
Peuh ! fit-il, ce nest pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant.
Puis il lut :
« Je men remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. Jirai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie. »
Enfin, sécria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que laffaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et lévasion réussit assez du moins pour nous permettre de pincer les complices.
Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur.
Nous emploierons le nombre dhommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop dhabileté ma foi, tant pis pour lui ! Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.
* * *
Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge dinstruction, sy évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus dintérêt entre le juge et lavocat maître Danval, un des princes du barreau, lequel dailleurs en savait sur linculpé à peu près autant que le premier venu.
De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber :
Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes daccord : le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, lémission des faux billets de banque, laffaire des polices dassurance, le cambriolage des châteaux dArmesnil, de Gouret, dImblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela cest de votre serviteur.
Alors, pourriez-vous mexpliquer
Inutile, javoue tout en bloc, tout et même dix fois plus que vous nen supposez.
De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets interceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures.