— Merci, je n’ai pas soif.
— Vous avez bien de la chance ! Venez, nous entrons, ajouta le jeune garçon en allumant une lanterne prise dans un creux de rocher après avoir bu rapidement quelques gouttes dans le creux de sa main.
Il introduisit ensuite son compagnon dans un tunnel qui ouvrait sur un côté de la source et qui s’insinuait sous la masse énorme des rochers supportant les murailles croulantes.
— Il est heureux que le niveau de l’eau ne soit pas plus élevé, fit Aldo en considérant ses pieds déjà mouillés. On pourrait mourir noyés là-dedans… et si j’avais su, j’aurais pris des bottes !
— La source jaillit seulement toutes les trois heures. Rien à craindre. Ce souterrain a été creusé par le roi Ézéchias pour protéger le Gihon et assurer la ville contre la soif…
Quelques marches glissantes taillées dans le roc, une grille en fer que l’enfant ouvrit et referma, puis une plongée dans les entrailles de la terre. Elle parut interminable à Morosini et lui rappela quelques souvenirs qu’il n’était pas certain d’avoir envie de revivre. Sa première rencontre avec Simon Aronov, le boiteux à l’âme fière qui l’avait lancé dans une incroyable aventure, avait commencé de façon assez analogue, par un long parcours dans les caves du ghetto de Varsovie. S’il y avait eu la moindre chance de le rencontrer au bout de ce boyau où il pataugeait depuis un temps fou à la suite d’un gamin inconnu, Morosini l’eût arpenté avec joie mais le maître du Pectoral n’existait plus : il avait mis fin à ses souffrances dans l’explosion de la vieille chapelle emmenant avec lui dans la mort son ennemi de toujours… Et maintenant celui qui était devenu son ami se demandait si ce gamin n’avait pas lu Jules Verne et découvert une nouvelle galerie pour rejoindre le centre de la terre… La lumière jaune de la lanterne éclairait indéfiniment le même trou d’ombre dont rien ne laissait prévoir qu’il pût finir un jour mais qui devait tout de même mener quelque part. Détail inquiétant, on avait maintenant de l’eau plus haut que les chevilles… Enfin, de hautes marches apparurent s’élevant au-dessus du cours d’eau et l’on se retrouva à ciel ouvert… dans la cour d’une mosquée qui devait dater des Croisades. C’est dire qu’elle n’était pas dans le meilleur état. Au milieu, un grand réservoir d’eau, celui qu’alimentait la source et, assis sur une pierre, il y avait un homme barbu, chevelu, au dos voûté, vêtu d’une lévite noire et coiffé d’un simple chapeau de feutre. Pour la mémoire photographique de Morosini, c’était sans aucun doute le rabbin Abner Goldberg. Il se leva pour accueillir les arrivants :
— Tu peux nous laisser, Ézéchiel, dit-il au jeune garçon. Tu as bien rempli ta mission. Je reconduirai moi-même le prince Morosini…
— Puis-je savoir où nous sommes ? demanda celui-ci que son pantalon de flanelle et ses pieds trempés mettaient de mauvaise humeur. Quoiqu’il me semble bien avoir déjà vu cet endroit…
— Il n’y a aucune raison d’en faire mystère, fit le rabbin d’une voix paisible et si douce qu’elle en devenait soyeuse. C’est la piscine de Siloé qui, alimentée par le canal d’Ézéchias, permit à la Cité Sainte de subir maints assauts sans souffrir de la soif.
— Siloé ? explosa Morosini furieux. Vous ne pouviez pas m’y faire venir à pied sec et par le chemin normal ? J’ai l’impression d’avoir fait au moins trois kilomètres…
— N’exagérez pas et pour un homme jeune et sportif tel que vous ce n’était pas un gros effort, surtout quand la chaleur du jour est tombée Rassurez-vous, vous ne partirez pas par le même chemin.
— Vous n’aimez pas vous mouiller les pieds ?
— Ce n’est pas cela mais il fallait que notre réunion soit couverte par le plus grand secret. Nul ne pouvait vous suivre dans le tunnel d’Ézéchias et ce que j’ai à vous dire est capital pour l’avenir d’Israël.
— Encore ? Je crois qu’en vous rendant votre Pectoral au complet, j’ai fait suffisamment pour votre peuple.
— Certes, et notre Grand Rabbin vous a dit notre reconnaissance profonde. Seulement… le Pectoral n’a pas encore retrouvé tous ses pouvoirs…
— Je ne vois pas bien ce qui pourrait lui manquer ? Sinon peut-être un peu plus de patience. Vous n’avez jamais supposé qu’il suffisait qu’il rentre ici pour que d’un seul coup se reconstitue le royaume de Salomon ? La paix règne ici…
— La paix anglaise et, encore une fois, le symbole de l’unité des Douze Tribus, possédait jadis une extraordinaire puissance prophétique… dont nous aurions le plus grand besoin. N’aviez-vous pas remarqué, au dos du Pectoral, deux trous formant comme de petites poches ?
— Si, bien sûr, mais je n’y ai pas attaché d’importance, personne ne m’en ayant expliqué l’utilité, dit Aldo songeant à Simon Aronov.
— Ils en avaient pourtant une, très grande même, car ils contenaient l’Ourim et le Toummim, deux émeraudes venues de la nuit des temps. Le prophète Élie, déjà habité par l’esprit de Yaveh, les aurait reçues du ciel même au cours d’une vision… Il était déjà âgé et le Seigneur voulut lui apporter une aide dans le combat sans merci qu’il livrait à Achab, le roi impie, et à l’infâme Jézabel son épouse. Il suffisait de tenir une de ces pierres dans chaque main pour que la clairvoyance du futur jaillisse comme une source d’un rocher…
— Je n’en ai jamais entendu parler à propos du Pectoral et cela pour l’excellente raison que celui-ci fut exécuté sur l’ordre du roi Salomon, c’est-à-dire beaucoup plus tard…
Dans le sombre encadrement de la barbe noire, les lèvres minces du rabbin libérèrent l’éclair blanc d’un sourire.
— Sans doute mais leur réunion s’est révélée singulièrement efficace. Jusque-là, on sait qu’Élie a transmis les émeraudes à son disciple Élisée en même temps que son manteau. Ensuite, elles ont suivi leur route entre les mains des Grands Prêtres qui se sont succédé. Je ne vous en ferai pas l’historique, ce serait du temps perdu, mais quand le Pectoral a été créé, elles y ont trouvé leur place. Or cette place – mal défendue puisque, contrairement aux autres pierres, elles n’y étaient pas serties – elles ne l’occupaient que durant les cérémonies qui revêtaient alors une étrange magie. D’ailleurs les émeraudes étant destinées par Yaveh à renforcer les pouvoirs d’un authentique prophète, les Grands Prêtres n’en obtenaient la faculté de prédire qu’à condition d’être revêtus du Pectoral. Aussi gardaient-ils les pierres dans un sachet de cuir attaché à leur cou par une chaîne d’or…
— Comment se fait-il, en ce cas, que ceux de l’époque n’aient pas vu venir Titus, l’empereur romain qui apportait la guerre, la destruction du Temple et l’anéantissement quasi total du peuple ?
Abner Goldberg détourna les yeux comme pour éviter de contempler une image déplaisante :
— Les hommes n’étaient plus les mêmes et l’indignité, le goût de l’or polluaient ceux qui auraient dû être les plus grands, les plus nobles. Au moment du sac de Jérusalem, Toummim, les « sorts sacrés », n’étaient plus au Temple. D’ailleurs, les prophéties n’ont jamais évité les désastres parce qu’on ne les croyait pas.
— Qu’en avait-on fait ? Les avait-on vendues ? Peut-être avait-on fini par ne plus croire à leur pouvoir ? Dieu n’étant ni aveugle ni sourd, il est possible qu’il ait effacé le don des émeraudes jugeant indignes ceux qui les détenaient ? En ce cas, il ne restait plus que deux pierres précieuses… très belles, je suppose ? ajouta-t-il repris malgré lui par sa passion des joyaux, surtout chargés d’histoire.
— Tout de même pas ! Elles avaient été volées peu de temps auparavant par je ne sais par qui mais, ce qui est certain, c’est qu’elles sont passées entre les mains du chef des Esséniens qui avaient trouvé refuge à Massada, la dernière et la plus puissante des forteresses hérodiennes, celle qui a résisté le plus longtemps…
— Je connais l’histoire héroïque de Massada, grogna Morosini, et elle devrait vous faire comprendre que rechercher vos émeraudes serait une entreprise aussi vaine que tenter de compter les grains de sable du désert. Si les Esséniens ne les ont pas enfouies quelque part dans l’énorme plateforme rocheuse, elles auront été le butin de guerre du consul Flavius Silva ou le larcin d’un quelconque soldat de la Xe Légion… Alors comment voulez-vous retrouver quoi que ce soit ?… Car c’est bien ça, n’est-ce pas, la raison de notre rencontre ? Vous voulez que je retrouve ces pierres ?