Il n'y avait aucune distinction entre les droits des citadins et ceux des paysans. En général, nous ne rencontrons dans la vieille Russie aucune classe distincte, privilégiée, isolée. Il n'y avait que le peuple et une race, ou plutôt une famille princière, souveraine, la descendance de Rurik le Varègue, qui était complètement distincte du peuple. Les membres de la famille princière partageaient entre eux toute la Russie, selon l'ancienneté généalogique des branches auxquelles ils appartenaient et leur propre ancienneté. L'Etat était divisé en apanages, qui n'avaient rien de fixe et qui étaient gouvernés chacun par son prince sous la suprématie du plus ancien de la famille, qui s'appelait grand prince et avait pour apanage Kiev, plus tard Vladimir et Moscou. Le pouvoir du grand prince sur les autres princes était très restreint. Ceux-ci reconnaissaient la suprématie de Kiev, mais il n'y avait presque aucune dépendance réelle, aucune centralisation administrative. Les apanages n'étaient point envisagés comme des propriétés individuelles des princes, ils ne pouvaient l'être, car les princes passaient souvent d'un apanage à un autre, en réunissaient plusieurs à la fois, par voie d'héritage, ou bien faisaient de leur lot autant de parts qu'ils avaient de fils et d'héritiers mâles; ou bien encore ils devenaient grands princes selon l'ancienneté (ce n'était pas le fils aîné qui succédait au grand prince, mais le frère de celui-ci). On peut s'imaginer, sans peine, à quelles luttes sanglantes, à quelles contestations éternelles donnait lieu une hérédité si compliquée. Les guerres entre le grand prince et les princes apanages n'ont pas discontinué jusqu'à l'établissement de la centralisation moscovite.
Nous trouvons autour des princes un cercle très restreint de leurs compagnons d'armes, amis ou dignitaires, qui forme quelque chose dans le genre d'une aristocratie très difficile à caractériser, parce qu'elle n'avait rien de défini ou de bien prononcé. Le titre de boyard était honoraire, il ne donnait aucun droit positif et n'était pas même héréditaire. Les autres titres ne représentaient que des fonctions, en sorte que l'échelle des dignités aboutissait imperceptiblement à la grande classe des paysans. Aussi toute cette couche supérieure de la société fut-elle recrutée par le peuple; les descendants des guerriers varègues, qui vinrent avec Rurik, apportèrent, à ce qu'il paraît, l'idée d'une institution aristocratique, mais l'esprit slave la mutila selon ses notions patriarcales et démocratiques. La drougina, espèce de garde permanente du prince, était trop peu nombreuse pour former une classe à part. Le pouvoir princier était bien loin d'être illimité comme il le fut plus tard à Moscou. Le prince n'était en réalité que l'ancien d'un grand nombre de villes et de villages,qu'il gouvernait conjointement avec les réunions générales, mais il avait l'immense avantage de ne pas être électif et de partager les droits souverains de la famille à laquelle il appartenait. En outre, le grand prince était le grand juge du pays, le pouvoir judiciaire 'tait pas séparé du pouvoir exécutif. Cette fédéralisation étran-dont l'unité s'exprimait par l'unité de la race régnante et se perdait point daus la divisibilité des parties et le manque de entralisation, cette fédéralisation, avec sa population homogène sans classes, sans distinctions entre les villes et villages, avec ses propriétés territoriales sous le régime communiste, ne ressemble en rien aux autres Etats de la même époque. Mais si cet Etat différait si essentiellement des autres Etats de l'Europe, on n'est point autorisé à supposer qu'il leur lût inférieur avant le XIVe siècle. Le peuple russe d'alors était plus libre que les peuples de l'Occident féodal. D'autre part, cet Etat slave ne ressemblait pas non plus aux Etats asiatiques, ses voisins. S'il y entrait quelques éléments orientaux, le caractère européen dominait. La langue slave appartient, sans aucune contestation, aux langues indo-européennes et non pas aux langues indo-asiatiques; en outre, les Slaves n'ont ni ces élans soudains qui réveillent le fanatisme des populations entières, ni cette apathie qui prolonge la même existence sociale au travers des siècles entiers et de générations en générations. Si l'indépendance individuelle est aussi peu développée chez les peuples slaves que chez les peuples d'Orient, il y a cependant cette différence à établir, que l'individu slave a été absorbé par la commune, dont il était un membre actif, tandis que l'individu de l'Orient a été absorbé par la race ou l'état auxquels il n'avait qu'une participation passive.
La Russie paraissait asiatique, vue de l'Europe, européenne, vue de l'Asie; et ce dualisme convenait parfaitement à son caractère et à sa destinée, qui consiste entre autres à devenir le grand caravansérail de la civilisation entre l'Europe et l'Asie.
La religion même continua cette double influence. Le christianisme est européen, c'est la religion de l'Occident; la Russie en l'acceptant s'éloignait de l'Asie, mais le christianisme qu'elle adopta fut oriental: il venait de Byzance.
Le caractère slavo-russe a une grande affinité avec celui de tous les Slaves, en commençant par les Illyriens et les Monténégrins et en terminant par les Polonais avec lesquels les Russes uttaient si longtemps. Ce qui distingue le plus les Slavo-Russes (outre l'influence étrangère qu'ont subie les diverses races slaves), c'est une tendance non interrompue, persévérante, à s'organiser en un Etat indépendant et fort. Cette plasticité sociale manquait plus ou moins aux autres races slaves, même aux Polonais. L'idée de vouloir organiser et étendre l'Etat, se réveille du temps des premiers princes qui vinrent à Kiev, de même qu'après mille ans, elle se retrouve dans Nicolas. On la reconnaît dans l'idée fixe de conquérir Byzance et dans l'entraînement avec lequel le peuple s'est levé en masse (en 1612 et 1812), lorsqu'il a craint pour son indépendance nationale. Instinct ou legs des Normands, ou tous les deux ensemble, c'est là un fait incontestable et la cause pour laquelle la Russie a été le seul pays slave qui se soit organisé avec une telle puissance. L'influence étrangère même a aidé de diverses manières à ce développement, en facilitant la centralisation et en prêtant au gouvernement les moyens qu'il n'avait pas.
Le premier élément étranger, après l'élément normand, que nous voyons se mêlera la nationalité russe, fut l'élément byzantin. Tandis que les successeurs de Sviatoslaf ne rêvaient que la conquête de la Rome orientale, celle-ci entreprit et accomplit leur soumission spirituelle. La conversion de la Russie à l'orthodoxie grecque est un de ces événements graves, dont les suites ne peuvent être calculées, qui se développent durant des siècles, et changent parfois la face du monde. Il n'y a pas de doute qu'un demi-siècle ou un siècle plus tard, le catholicisme n'eût pénétré en Russie et n'en eût fait une seconde Croatie ou une seconde Bohême.
L'acquisition de la Russie fut une immense victoire pour l'empire expirant à Byzance et pour l'église humiliée par sa rivale. Le clergé de Constantinople, avec cette astuce qui le caractérise, le comprit fort bien; il entourait ses princes de moines et désignait les chefs de la hiérarchie cléricale. L'héritier, le défenseur, le vengeur de tout ce que l'église grecque avait souffert ou avait à souffrir fut trouvé, non en Anatolie, non en Antioche, mais dans un peuple qui touchait d'un côté à la Mer Noire et d'un autre à la Mer Blanche.
L'orthodoxie grecque forma un lien inséparable entre la Russie et Constantinople; elle affermit l'attraction naturelle des Slavo-Russes vers cette ville, et prépara par sa conquête regieuse la conquête future de la métropole orientale par le seul geuple puissant qui professât l'orthodoxie grecque.
L'église se jeta aux pieds des princes russes, lorsque Mahomet II entra en vainqueur à Constantinople, et, depuis ce temps, le clergé ne cessa de leur montrer du doigt le croissant sur l'église de Sainte-Sophie. M. Fallmerayer raconte dans ses Fragments de l'Orient, comme le clergé grec, était électrisé, lorsqu'on entendait la canonnade de Paskévitch à Trébisonde, et comme les moines d'Haygyon-Horos et d'Athos attendaient leur libérateur orthodoxe. La domination turque aura été beaucoup plus favorable que contraire au dénoûment que nous prévoyons. L'Europe catholique n'aurait pas laissé le Bas-Empire en repos pendant les quatre derniers siècles. Une fois déjà les Latins avaient régné sur l'empire d'Orient. On aurait probablement relégué les empereurs dans qeulque coin de l'Asie Mineure et converti la Grèce au catholicisme. La Russie d'alors n'aurait pu rien faire contre les empiétements des Occidentaux; les Turcs ont donc sauvé, par leur conquête, Constantinople de la domination papale. Le joug des Osmanlis a été dur, impitoyable, sanguinaire au commencement; mais lorsqu'ils n'eurent plus rien à craindre, ils laissèrent les peuples conquis jouir en repos de leur religion, de leurs mœurs, et c'est ainsi que s'écoulèrent les quatre derniers siècles. La Russie devint virile depuis ce temps, l'Europe vieillit, et la Sublime-Porte elle-même a déjà subi l'émancipation de la Morée et un sultan réformateur.