Cette idée galvanisa Catherine, ancrant en elle le désir de faire quelque chose ou, tout au moins, de rester auprès de lui, le plus possible.
Un groupe compact d'hommes et de femmes hurlant à la mort avait emboîté le pas au prisonnier et Catherine, bousculée, tiraillée dans cette foule, avait bien du mal à ne pas se laisser distancer. D'un élan, elle parvint même à se faufiler jusque derrière le large dos de Caboche, s'accrocha à sa ceinture malgré la peur qu'il lui causait. Tout entier à son triomphe, l'écorcheur ne s'en aperçut même pas. Pas plus que Catherine elle-même ne sentit les horions qu'elle recevait, dans la presse, et les pieds qui écrasaient les siens. Son bonnet était perdu depuis longtemps et l'on tirait parfois ses cheveux dénoués. Toute sa force vitale semblait venir de ce garçon blond qui marchait devant elle, et y retourner.
D'autres prisonniers précédaient ou suivaient Michel de Montsalvy : le duc de Bar, cousin du Dauphin, Jean de Vailly, chancelier de Guyenne, Jean de la Rivière, chambellan du Dauphin, les deux frères de Giresmes, en tout une vingtaine de personnes que l'on chargeait de chaînes et que l'on entraînait comme des malfaiteurs au milieu des injures et des crachats. En franchissant une porte de chêne sculpté qui fermait l'escalier à mi-hauteur, Catherine reconnut au passage la robe noire et la longue figure morose de maître Pierre Cauchon. Il se tassait contre le chambranle, luttant pour ne pas être emporté par le flot mais l'adolescente remarqua l'étrange regard dont le recteur avait, au passage, enveloppé le prisonnier. Ses petits yeux glauques s'étaient mis soudain à briller, eux toujours si ternes, comme si la vue de ce garçon jeune, beau, noble, que l'on traînait au supplice, eût été pour Cauchon une bien douce joie, une sorte d'intime revanche... Une vague nausée souleva le cœur de Catherine. Elle n'aimait pas Cauchon, mais c'était la première fois qu'il l'écœurait.
Au passage des portes de l'hôtel, la poussée se fit sauvage.
Catherine fut arrachée de Caboche, se trouva refoulée en arrière. Elle poussa un cri qui se perdit dans le tumulte. Mais l'instant suivant, le soleil et la chaleur frappant son visage lui apprirent que l'on était revenu à l'air libre. Le flot se fit moins serré, s'épar- pillant un instant, sur le sable du jardin avant de se tasser à nouveau pour franchir la porte arrachée. Comme un bon petit soldat à l'assaut, Catherine reprit haleine un instant mais put voir, avec chagrin, que le prisonnier et sa garde franchissaient déjà le portail. Elle distinguait encore la tête blonde de Michel entre les fers brillants des fauchards et les casques d'acier bleu mais il s'éloignait. Bientôt elle ne le vit plus, poussa un cri d'angoisse et voulut se jeter en avant. Mais une main vigoureuse posée sur son épaule la retint de force.
— Enfin je te retrouve ! s'écria Landry. Qu'est-ce que tu m'as fait faire comme mauvais sang ! C'est bien la dernière fois que je t'emmène avec moi, tu sais. Tu as vraiment le diable au corps...
Landry avait dû avoir du mal à se tirer de l'énorme bousculade de l'hôtel de Guyenne car il offrait un œil tuméfié, une manche déchirée, un genou nu et saignant. Quant à la belle casaque verte à croix blanche, aux couleurs de Bourgogne, dont il était si fier le malin même, elle avait cet air lamentable d'une chose qui a beaucoup servi et traîné un peu partout. En outre, il était très rouge, il avait lui aussi perdu son bonnet et ses cheveux noirs se dressaient bien raides sur sa tête. Mais Catherine était au-delà de ces détails vestimentaires.
Essuyant les larmes qui couvraient son petit visage à un pan de sa robe déchirée, elle leva vers son ami une figure désolée.
— Aide-moi, je t'en supplie, Landry, aide-moi à le sauver !
Landry considéra la petite avec un sincère ahurissement.
— Qui ? Cet Armagnac que Caboche veut pendre ? Ah ça, mais tu es tout à fait folle, ma pauvre ? Qu'est- ce que ça peut bien te faire qu'on le pende ou non ? Tu ne le connais même pas.
— Non, c'est vrai, je ne le connais pas. Mais je ne veux pas qu'il meure. Le pendre... Tu sais ce que ça veut dire ? Ils vont l'accrocher là-haut à Montfaucon, à ces horribles chaînes rouillées entre les gros piliers...
— Mais enfin, pourquoi ? Il ne nous est rien.
Catherine secoua la tête, rejetant en arrière sa
longue chevelure dénouée dans un geste d'une grâce inconsciente mais qui frappa le jeune homme. Les cheveux de l'adolescente étaient, avec ses yeux, sa seule vraie beauté, mais quelle beauté ! Jamais, à une enfant si jeune, on n'avait vu pareille nappe d'or vivant, traversée de flèches lumineuses quand le soleil s'y accrochait. Quand ils étaient déroulés, les cheveux île Catherine formaient comme un manteau merveilleux, fait de soie douce et tiède qui l'enveloppait jusqu'aux genoux et l'habillait d'une clarté d'été. Une clarté parfois lourde à traîner.
Quant aux yeux de Catherine, sa famille n'était pas encore parvenue à décider une bonne fois de leur cou-; leur. Quand l'enfant était paisible, ils paraissaient bleu; sombre, avec des reflets pourpres et veloutés comme i des pétales de violette de Carême. Quand elle était gaie, des milliers d'étoiles dorées y brillaient, évoquant alors un rayon de miel au soleil. Mais lorsque Catherine se jetait dans une de ces colères soudaines dont elle avait le secret et qui avaient le don de stupéfier les siens, ses prunelles devenaient alors d'un noir d'enfer aussi peu rassurant que possible.
Ceci mis à part, elle était, pour le reste, une adolescente comme toutes les autres, une gamine gran- die trop vite avec des membres anguleux, des gestes maladroits de jeune faon instable sur ses pattes et des genoux de garçon, un peu trop gros et perpétuellement écorchés. Elle avait une drôle de frimousse triangulaire, une bouche trop grande et un petit nez court qui lui faisaient une physionomie de chat. La peau était claire, légèrement ambrée et abondamment parsemée de taches de rousseur. L'ensemble, malgré tout, avait un charme certain auquel Landry commençait à s'avouer secrètement qu'il y résistait mal. Il lui passait chaque jour un peu plus de caprices et de fantaisies baroques. Mais il faut avouer que ce qu'elle demandait maintenant dépassait toutes les limites de l'imaginable...
— Pourquoi tiens-tu tellement à sa vie ? répéta-t-il plus bas, avec une nuance de jalousie.
— Je ne sais pas, avoua Catherine avec une grande simplicité.
Mais si on le tue, j'aurai de la peine. Je crois que je pleurerai beaucoup... et longtemps.
Elle disait cela d'une petite voix tranquille, mais avec une telle conviction que Landry, une fois de plus, renonça à comprendre. Il savait qu'il ferait tout ce qu'elle voudrait, bien que ce fût vraiment une pilule plutôt dure à avaler. Il fallait voir ce que cela représentait dans la réalité, ces trois petits mots qui franchissaient si aisément les lèvres de sa petite amie : sauver le prisonnier ! Cela voulait dire l'arracher au peloton d'archers rangés autour de lui depuis qu'il avait franchi les portes de l'hôtel, à la foule qui suivait, à Caboche et son compère Denisot qui étaient gens capables de l'assommer lui, Landry, et Catherine par-dessus le marché, d'un seul revers de main. I il plus de quoi, en admettant qu'on y parvînt, il faudrait encore cacher le jeune homme au milieu d'une ville insurgée qui donnait la chasse à ses pareils, lui faire quitter Paris ensuite, passer les chaînes tendues, les portes fermées, les remparts garnis d'hommes d'armes, éviter le guet, la dénonciation... Landry se disait que c'était beaucoup, même pour un garçon de quinze ans particulièrement débrouillard.
— Ils l'emmènent à Montfaucon, fit-il, pensant tout haut. La route est longue mais pas éternelle. Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps. Comment veux- tu que nous le tirions d'affaire avant le grand gibet ? Nous ne sommes que deux et il y a une armée autour de lui.