— J’ai préféré me faire un peu de café pour me réchauffer, expliqua-t-il. En voulez-vous ?
— Avec plaisir, mais je m’en voudrais de vous déranger !
— Vous ne me dérangez pas-Ça fait plaisir de parler avec quelqu’un comme vous…
— Je n’ai rien de particulier, sourit Aldo en trempant ses lèvres dans le café chaud, meilleur qu’il ne s’y attendait.
— Vous savez bien que si. La grosse qui était avec vous tout à l’heure n’est pas non plus comme tout le monde. Mais elle je l’ai déjà vue. Vous n’êtes pas russe au moins ? ajouta-t-il avec une soudaine inquiétude.
— Non, rassurez-vous ! Je suis vénitien…
— Oh ! Vénitien ! Comme Casanova !
Apparemment il n’était pas sans culture et Morosini ne put s’empêcher de rire :
— Pas à ce point-là : ma mère était française. Dites-moi, votre voisin, vous le connaissiez bien ?
— Je ne le connaissais absolument pas ! Il est arrivé il y a à peu près un mois avec la grosse romanichelle qui était avec vous. Il avait une mine de papier mâché et, dans les débuts, elle venait tous les jours. La propriétaire aussi est venue le voir puis, à mesure qu’il allait mieux sans doute, il a vécu tout seul. Il ne parlait à personne. Un vague salut quand il rencontrait quelqu’un et pas plus. D’ailleurs je crois qu’il ne parlait pas bien français. Y a juste le gamin du rez-de-chaussée à qui il faisait attention. Je les ai vus quelquefois ensemble : ils avaient l’air de bien s’entendre.
— Mais il a bien des parents, ce gamin ?
— Rien que son grand-père. Un brave homme d’ailleurs. Sourd comme un pot mais bavard comme une pie et qui vit chichement d’une petite retraite. Le gamin fait des courses ou des petits boulots par-ci par-là. Il doit avoir une douzaine d’années…
— Et l’école ?
— Il y va de temps en temps quand il n’a rien d’autre à faire, pourtant faut pas croire que c’est un voyou ! Il est un peu gavroche mais c’est un bon petit. Il s’appelle…
— En tout cas, si le grand-père est sourd, lui ne doit pas l’être. Il n’a rien entendu ?
— Vous allez pouvoir lui demander. Il est quatre heures et il se lève toujours tôt… On l’appelle Jeannot. Jeannot Le Bret comme son grand-père.
Le crissement des freins d’une voiture interrompit la conversation et jeta Morosini à la fenêtre, mais trop tard pour voir qui venait d’entrer dans la maison. Alors il rejoignit la porte contre laquelle il colla son oreille après l’avoir entrouverte avec précaution. Des pas prudents montaient l’escalier qui craquait moins que précédemment : la personne devait peser moins lourd que Masha… Un léger pinceau lumineux se déplaçait. Le visiteur devait être armé d’une lampe électrique. Bientôt une silhouette passa devant le champ de vision de Morosini. Il était étroit mais suffisant pour reconnaître qu’il s’agissait d’une femme.
La porte du logis de Piotr étant restée pendante, l’intruse n’eut aucune peine à pénétrer dans le petit appartement. Le plus doucement qu’il put, Morosini élargit l’ouverture. Théodule Mermet étant un homme soigneux : les gonds ne grincèrent pas et pas davantage le palier dallé de tommettes rouges.
La lumière de la lampe découpa la forme d’une femme mince, vêtue d’un manteau sombre garni de singe et coiffée d’un chapeau-cloche qui emprisonnait presque entièrement les cheveux. La femme eut une exclamation étouffée en découvrant le bouleversement de la pièce et s’y aventura avec précaution, mais avec l’air de savoir où elle allait. C’est-à-dire droit à la cheminée.
Elle posa la lampe à terre, prit un journal qui traînait pour s’agenouiller dessus et, comme Masha auparavant mais sans quitter ses gants, se mit à fouiller les profondeurs de l’âtre. Cela dura quelques instants et Morosini qui l’observait à l’abri de la porte retenait son souffle pour qu’elle ne s’aperçût pas de sa présence : de sa place il voyait fort bien grâce à la lampe disposée de façon à éclairer les mains de la femme, des mains habillées de cuir noir.
L’inconnue procédait avec méthode, tâtant les unes après les autres les briques en terre réfractaire ; enfin, elle trouva la bonne, la tira et s’empara de la boîte en fer. Se relevant alors, elle mit sa lampe sur la table afin d’explorer sa trouvaille mais à présent, elle était fébrile. Ses mains si sûres l’instant précédent tremblaient en ôtant le couvercle et en sortant la boule de coton.
L’apparition du morceau de charbon lui arracha une exclamation de colère et pestant, fulminant, elle se mit à proférer des paroles incompréhensibles à quiconque ne parlait pas russe. Ce qui était le cas de celui qui la regardait. Puis elle se calma, se mit à réfléchir et, pour ce faire, s’assit, ce qui mit enfin son visage dans la lumière. De son coin Morosini eut une moue de déception : la silhouette de l’inconnue étant harmonieuse, il s’attendait à un visage en rapport. Or sous la petite cloque de feutre gris le visage aux traits épais, au nez important était lourd et plutôt vulgaire. Les cheveux qui sur ses joues dépassaient du chapeau étaient bruns, coupés carrément et devaient être raides. Seuls les yeux protégés par des cils longs et épais étaient invisibles.
Quelqu’un remua à l’étage inférieur et la femme, pensant sans doute qu’elle s’était suffisamment attardée, se leva et devint aussitôt invisible derrière le pinceau de lumière blanche. Elle passa devant Morosini à l’effleurer mais sans le voir – certainement la déception éprouvée la bouleversait-elle ! – se dirigeant vers l’escalier qu’elle descendit ensuite rapidement. Les marches gémissaient si fort qu’elle n’entendit pas qu’un autre pas doublait le sien après un signe de complicité à son hôte d’un moment, Morosini s’était élancé derrière elle, décidé à la suivre afin de savoir où elle allait. Il pensait en effet que, pour être aussi bien renseignée sur la cachette de la perle, il fallait qu’elle eût un rapport quelconque avec les ravisseurs de Piotr Vassilievich…
Malheureusement, une fois dehors, elle rejoignit la voiture qui l’avait attendue et qui démarra aussitôt, laissant Morosini à peu près impuissant au bord du trottoir. Comment suivre à pied et dans la noirceur d’une fin de nuit sans lune une femme en voiture ? Aussi s’apprêtait-il à dévider toute sa collection de jurons en regardant s’éloigner le feu rouge arrière quand, tout à coup, il y eut un taxi devant lui.
— Je commençais à trouver le temps long, grogna le colonel Karloff en ouvrant la portière. Dépêchez-vous de grimper, sans ça on va la perdre !
Aldo ne se le fit pas dire deux fois et se jeta littéralement dans la voiture :
— C’est Dieu qui vous envoie, colonel ! s’écria-t-il en s’étalant sur les coussins avec un soupir de soulagement.
— Non, c’est la grosse Masha et, quand il s’agit d’elle, ce n’est pas tellement à Dieu qu’on pense. Un vrai diable, cette femme-là, mais jadis elle faisait de moi ce qu’elle voulait ! Et je suis bien obligé d’avouer qu’en dépit des années et des kilos en trop ça continue ! Je ne l’aurais pas cru…
— Comment expliquez-vous ce phénomène ?
— C’est sa voix ! Je crois que je ne serai jamais capable d’y résister…
CHAPITRE II
OÙ LES ENNUIS COMMENCENT…
L’ex-colonel n’était sans doute plus de toute première jeunesse, mais il n’en conduisait pas moins son taxi avec décision, vitesse et un superbe dédain du danger. Lancé à la poursuite de la voiture, il fit des prouesses, fonçant dans les virages qu’il prenait sur l’aile à une allure telle que les roues se soulevaient de l’autre côté. Conduite efficace, au point que, dix minutes plus tard, on longeait la Seine à proximité de Saint-Ouen à distance suffisante de l’« ennemi » pour ne pas le perdre de vue sans toutefois se faire remarquer.
Le colonel stoppa soudain si brusquement que Morosini, peu rassuré par cette magistrale démonstration, se retrouva à genoux le nez à un pouce de la vitre de séparation.