— On dirait que votre domestique est parfaite ! fit Aldo.
— Elle n’est pas mal mais ces fleurs, c’est Emilia qui les arrange. Elle enchante mes derniers jours… Et comme vous ne savez pas qui est Emilia, je vais vous le dire : il y aura bientôt trois ans, j’ai reçu une jeune journaliste envoyée par la Gazzetta del Popolode Turin… et je l’ai gardée. Oh, en tout bien tout honneur. Nous avons seulement lié très vite des liens affectifs forts…
— Vous songeriez à l’épouser, m’a-t-on dit ?
— Oui. Cela vous semble ridicule n’est-ce pas ?
— Chez un autre peut-être ! Pas chez vous ! À homme exceptionnel existence exceptionnelle…
Ils étaient arrivés dans la chambre du peintre où il se tenait volontiers quand il n’était pas dans son atelier. C’était une jolie pièce aux allures de « living room » selon la formule anglaise, où le lit – un très beau lit Empire, pas très grand et couvert d’un bleu ravissant – n’imposait pas une évidence. En revanche, sur la cheminée de marbre blanc un admirable buste de cardinal trônait. C’était une œuvre du Bernin arrogante à souhait car elle n’évoquait en rien l’humilité chrétienne. Ce cardinal-là – un Médicis ! – ressemblait à un mousquetaire qui se serait trompé de chapeau ! Aldo le retrouva avec plaisir comme le lumineux portrait de jeune femme en mousseline blanche que le peintre pouvait contempler de son lit.
— Votre fiancée tolère ce tête-à-tête ? demanda Morosini en acceptant le verre de fine à l’eau que venait de lui préparer le peintre sans rien lui demander. (C’était en effet sa boisson favorite et Boldini possédait une mémoire d’éléphant.) Elle n’est pas jalouse ?
— Pas plus que ne le serait ma fille. Voyez-vous, Morosini, mon idée première était de l’adopter mais j’ai encore de la famille à Ferrare et c’était compliqué. En l’épousant, elle devient mon héritière et je la mets définitivement à l’abri du besoin. Une façon d’aimer comme une autre…
— Et pas la plus mauvaise ! Cela vous ressemble bien. En outre, je suis persuadé qu’elle vous aime, que votre charme agit toujours.
Ce n’était pas un compliment une simple constatation. Toute sa vie Giovanni Boldini avait adoré les femmes – et les chevaux ! – et bien souvent il avait été payé de retour, si grand était le magnétisme qu’il dégageait.
— Elle a la grâce de me le laisser croire, sourit le peintre, mais je n’en abuse pas. Emilia m’offre une atmosphère de tendresse qui m’est infiniment précieuse à présent que je décline.
— Vous, décliner ? Allons donc ! Vous mourrez debout ! Quelle beauté vous inspire en ce moment ?
— Je n’ai aucun portrait en cours. Ma vue s’affaiblit et je ne travaille plus guère qu’au fusain. Puis changeant de ton et à brûle-pourpoint : « Pourquoi ne m’avez-vous jamais demandé celui de votre femme ? »
Morosini rosit comme une belle cerise :
— Je n’aurais pas osé. Les dames les plus en vue ne cessent de vous accabler de leurs sollicitations et il y en a qui en redemandent : combien de portraits de Luisa Casati avez-vous exécutés ?
Boldini eut un étroit sourire.
— Plusieurs… si je compte les répliques ! Je n’ai pu résister à refaire pour moi le tableau de 1909.
— Celui où enroulée de noir profond, tenant un lévrier noir à collier de brillants, les seules autres couleurs sont ses longs gants blancs, un bouquet de violettes de Parme et son visage ! Elle avait vingt-cinq ans… et elle était sublime. Mais si vous voulez Lisa il n’est peut-être pas trop tard, à condition que vous fassiez vite ! Elle est à Paris en ce moment…
— Et vous ne l’avez pas amenée ? bondit le peintre. Mais allez la chercher tout de suite !
— Mon Dieu ! Je ne pensais pas déchaîner un tel enthousiasme. C’est vrai que je vous ai toujours connu très pressé mais, pour l’instant souffrez, mon cher Maître, que je vous parle d’un autre portrait.
— Lequel ?
— Celui de la baronne d’Ostel !
Brusquement, Boldini se mit à rire et ce rire était plein de gaieté, de jeunesse. Sa belle voix grave y révélait des sonorités inattendues.
— Je ne pensais pas vous amuser à ce point, mon ami ! fit Morosini un peu surpris. Vous savez quelle est morte ?
L’artiste se calma, ôta ses lunettes pour s’essuyer les yeux et servit à son visiteur une seconde ration de fine Napoléon :
— Ce n’est pas drôle en effet et si je ris, c’est de joie en voyant se réaliser mon espoir d’attirer l’attention d’un expert sur ce que j’ai peint. Et que cet expert soit vous ! C’est un vrai bonheur ! Un soulagement aussi !
— Pourquoi ?
— Je vous le dirai après. Que vouliez-vous savoir ?
— Ce que votre modèle a fait des joyaux qu’elle porte. Je ne parle pas du collier-de-chien mais de la croix et des pendants d’oreilles de Bianca Capello !
— Vous les avez identifiés ? Bravo !… Mais de vous cela ne m’étonne pas.
— Ce n’est pas moi qui les ai reconnus : c’est Lisa. Elle s’est souvenue d’un portrait qui se trouve à Venise. Mais si je comprends bien, vous les connaissez ?
— Oui. Je les connaissais avant de les peindre.
— Alors vous devez savoir comment ils sont venus en la possession de Madame d’Ostel ?
Le sourire de Boldini l’apparenta un instant à un faune :
— Mais elle ne les a jamais possédés, dit-il doucement.
— Quoi ?
— Vous avez parfaitement entendu. Ils n’ont jamais été à elle. En réalité la première fois qu’elle les a vus c’était sur son portrait. Elle en a d’ailleurs été enchantée.
Aldo s’était levé pour aller regarder sous le nez le cardinal du Bernin. Il se retourna, sourcils froncés :
— Vous vous moquez, Maître ?
— Absolument pas ! J’ajoute qu’à votre place je réagirais de la même façon. Nous sommes italiens tous les deux et Ferrare n’est pas si loin de Venise. Cela dit, laissez Médicis tranquille et venez vous rasseoir ! Vous êtes trop grand et vous me donnez le vertige !… Là, voilà qui est mieux ! ajouta-t-il quand Morosini eut obtempéré. J’ai une histoire à vous raconter et j’espère qu’elle vous intéressera…
— Avec un préambule pareil le contraire m’étonnerait. Allez-y !
— Bon ? Je commence par Olympia Cavalcanti, autrement dit Madame d’Ostel. Elle était de Ferrare comme moi et quand nous étions enfants tous les deux nous habitions la même rue. Nous nous sommes retrouvés plus tard, elle devenue célèbre et moi aussi. Elle était extrêmement belle vous savez…
— Ça se voit sur son portrait. Quand l’avez-vous peint ?
— Il y a environ trois ans. J’ajoute qu’il y a longtemps que je souhaitais le peindre – nous étions alors assez proches ! – mais elle n’en avait jamais le loisir et nous nous sommes perdus de vue. Jusqu’à ce jour où elle est venue me demander d’exécuter enfin son portrait. Je vous l’avoue, j’ai hésité…
— Parce qu’elle avait vieilli et que vous aimez seulement la jeunesse ?
— Un peu, oui, cependant elle gardait de beaux restes, de l’allure et une personnalité agressive qui a tenté mon pinceau. Surtout quand elle m’a dit qu’elle souhaitait être représentée avec des bijoux magnifiques tels que son beau temps et son mariage ne lui avaient jamais permis d’en posséder. J’ai cru d’abord qu’elle désirait, à sa mort, laisser d’elle-même une image fabuleuse, idéalisée en quelque sorte par la magie des pierres.
— … et ce n’était pas le cas ?
— Non. Je ne l’ai pas su tout de suite mais elle a fini par m’apprendre qu’elle avait pour héritier un neveu qu’elle détestait d’autant plus que, marié avec une charmante jeune femme, il ne la rendait guère heureuse. Elle avait donc décidé de léguer à cet homme son portrait et ses bijoux à condition que ces derniers soient remis à sa femme. En fait il s’agissait de faire enrager le bonhomme : « Je sais, m’a-t-elle dit, que Violaine sera heureuse de porter ce que je laisse en réalité mais lui fera, je l’espère, une jaunisse fatale ou un transport au cerveau. Harpagon est un enfant de chœur à côté de lui et il remuera ciel et terre pour savoir où ont bien pu passer les merveilles disparues. » C’est alors que j’ai accepté…