L'Anneau d'Atlantide - Жюльетта Бенцони страница 2.

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Venise était étrangement silencieuse ce soir sous le croissant de lune plaqué sur un ciel sans nuages. Pour chasser ses idées lugubres, Aldo s’ébroua comme un chien au sortir de l’eau et alluma une seconde cigarette, repris par le charme de sa ville bien-aimée. Le temps s’était effacé avec le bruit de la civilisation. Seul, le miaulement indigné d’un chat noctambule trouvant porte close vint rappeler à Aldo qu’il ne se mouvait pas dans un monde de pierre et d’eau figé dans sa splendeur. Et puis soudain, aigu, désespéré, il y eut un cri suivi presque aussitôt d’un râle affreux – mais déjà Aldo courait dans sa direction. La lune déversait suffisamment de lumière pour qu’il aperçût trois hommes en train d’en malmener un autre. À pleins poumons, il hurla :

— Tenez bon ! J’arrive !

Simultanément, il tirait d’une poche le revolver plat qui ne le quittait plus guère lorsqu’il sortait la nuit, tira deux coups en l’air dans l’espoir d’attirer l’attention des gens dans ce quartier trop silencieux. Un juron lui répondit aussitôt, suivi d’un bruit de galopade et, en arrivant sur place, il constata que les malandrins s’étaient enfuis, abandonnant à terre un homme inanimé qui, curieusement, ne portait sur lui que sa chemise et ses sous-vêtements.

Un instant, il le crut mort à la vue du sang coulant de sa poitrine, mais le pouls battait encore faiblement. Aldo hésita, sa demeure n’était pas loin et l’homme, âgé, ne devait pas peser lourd… Le silence était toujours aussi accablant : les cris qui l’avaient alerté n’avaient attiré personne et il ne put retenir une grimace de mépris. Depuis que le  Fascio de Mussolini régnait sur l’Italie, un de ses tentacules s’était enroulé autour de l’ancienne Sérénissime République où l’on avait appris à redouter ces hommes en chemise noire, déambulant par deux, espions sans cesse à l’affût qui ne cherchaient surtout pas à dissimuler ce qu’ils faisaient. C’était à pleurer !

Prenant son parti, il se pencha pour soulever le blessé et l’emporter. Ses muscles régulièrement entraînés devaient le lui permettre, mais quand il voulut le redresser, l’homme se raidit :

— No  !… Too late (1) ! souffla-t-il.

— Vous n’en savez rien ! Et je veux seulement vous transporter chez moi ! J’habite à deux pas : le palais Morosini.

Parce que c’était la langue que l’on employait chez lui dans la vie quotidienne, Aldo avait parlé français. L’œil fermé du blessé se rouvrit, cependant qu’il cherchait un souffle en train de le fuir :

— Moro… sini ! Loué soit… Dieu… ! Cherchez… Là ! ajouta-t-il en s’efforçant de tendre une main tremblante en direction de son pied gauche dont on avait aussi enlevé la chaussure.

— Votre jambe ? La chaussette ? demanda Aldo en se penchant sur l’endroit indiqué revêtu de soie noire qu’il tâta et d’où il tira un petit sachet de daim, noir également.

Sans l’ouvrir, il voulut le placer dans la main de l’homme, mais celui-ci le repoussa :

— Ga… gardez ! Très… impor… tant… ! Et partez !

Le souffle s’épuisait et il était évident que le blessé allait mourir. Aldo s’apprêtait à explorer sa trouvaille où il sentit quelque chose de dur, mais le mourant, s’accrochant à sa main au prix d’un effort terrible, parvint à murmurer :

— As… souan… ! Sanctu… aire… la Reine… Inconnue… ! Ibrahim…

Ce fut tout. La pression de la main céda tandis que l’homme à demi redressé se laissait aller sur les pavés. Aldo accompagna son mouvement puis se releva. Il lui fallait du secours. Immédiatement ! Or, autour de lui, c’était toujours le silence d’une ville morte. Furieux, il hurla :

— Réveillez-vous, bon sang ! À l’aide ! Appelez la police !

Il achevait tout juste sa phrase que celle-ci se matérialisait sous les apparences, efficaces en général mais plutôt débonnaires, du commissaire Salviati, ce dont il fut grandement soulagé. Grâce à Dieu, ce n’était pas un séide du  Fascio mais un honnête policier à l’ancienne mode qu’il connaissait bien pour l’avoir rencontré à la suite du cambriolage chez sa cousine Orseolo.

— C’est vraiment le Ciel qui vous envoie ! s’exclama Morosini. Je commençais à croire que j’avais changé de planète ! Bonsoir, commissaire !

— Bonsoir, prince ! Le Ciel n’y est pour rien. C’est le teinturier de San Polo qui nous a alertés.

— Il aurait pu venir me donner un coup de main !

— Vous devriez savoir qu’aux temps où nous vivons, on n’est jamais trop prudent. Que s’est-il passé exactement ?

Aldo le lui expliqua en termes aussi brefs que possible et Salviati l’écouta sans l’interrompre, après quoi il souleva le bord de son chapeau pour se gratter la tête :

— Drôle d’histoire ! Si je comprends bien, on a tué cet homme pour le délester de ses vêtements ? C’est plutôt inhabituel, non ?

— Je suppose que les agresseurs cherchaient quelque chose et qu’ils étaient pressés. Alors ils l’ont d’abord frappé et ensuite dépouillé avant de prendre la fuite… Il est mort peu après.

— C’est aussi mon avis, opina le médecin légiste arrivé en même temps que le commissaire et qui, agenouillé près du cadavre, l’examinait à la lueur d’une lampe électrique tenue par un agent en tenue. Si ce n’est immédiatement, la mort ne s’est pas fait attendre. Quelques instants tout au plus… Il n’a rien dit ?

— Non, mentit Aldo sans hésiter. Je me demande qui il peut être ?

Le pinceau de lumière blanche éclairait un visage barbu d’environ soixante ans dont les traits burinés gardaient l’empreinte de l’ultime angoisse mais qui, au repos, avait dû être beau. Le corps à qui l’on avait laissé son maillot de corps et son caleçon annonçait plus de vigueur que la figure.

— Ce que je voudrais savoir, moi, s’interrogea Salviati, c’est ce qu’il faisait dans les ruelles à cette heure de la nuit ? Il n’est pas d’ici. Je pencherais pour… un Libanais, un Syrien… ou un Égyptien ?

— Jadis on en voyait beaucoup dans le secteur, soupira le Dr Doriano. Il va falloir montrer sa photographie dans les hôtels puisqu’on l’a abandonné sans plus de papiers qu’à sa naissance…

— S’il vous plaît, docteur, faites votre boulot et laissez-moi faire le mien, coupa le commissaire, agacé. J’aimerais avoir les résultats de l’autopsie…

— Pour avant-hier, je sais ! bougonna l’autre en se relevant. N’importe comment, elle ne nous en apprendra pas davantage ! Vous pouvez le faire emporter ! Et vous avez un tas de gens à interroger…

La présence de la police avait dû produire un effet rassurant car l’angle des rues si désert un moment auparavant s’était peuplé comme par enchantement. Ce que voyant, Aldo, qui avait remarqué la fatigue sur le visage du commissaire, proposa :

— Vos hommes devraient y suffire. Voulez-vous venir prendre un café chez moi ? Nous sommes à deux pas !

— Merci, mais pas pendant le service. Si vous voulez bien faire un tour au bureau demain matin pour signer votre déposition ? Vers onze heures ?

— J’y serai.

Les deux hommes se serrèrent la main et Aldo, après avoir salué le légiste, regagna enfin son logis par l’entrée arrière sur le seuil de laquelle il trouva Guy Buteau en robe de chambre et en pantoufles, un cache-nez de laine autour du cou et s’apprêtant à sortir :

— Ah, Aldo ! Vous voilà ! Mais que se passe-t-il ? J’ai entendu un cri, du bruit, et j’allais à votre recherche…

— Comme ça ? Et pourquoi pas en maillot de bain ? Vous devez « garder la chambre », souvenez-vous ?

— C’est plutôt elle qui me garde et je m’y ennuie à périr ! Et je suis maintenant dans une forme éblouissante ! assura-t-il en resserrant avec décision la ceinture de son vêtement. Racontez-moi !

— Allons à la cuisine nous faire un café ! Cela nous réchauffera tous les deux !

La vaste pièce au décor immuable de cuivres étincelants, de faïences anciennes, de beaux meubles de chêne patiné par le temps et aux senteurs d’herbes séchées, était vide à cette heure tardive, Aldo interdisant à ses serviteurs de l’attendre lorsqu’il s’absentait le soir. Il s’empara du moulin à café tandis que Guy faisait chauffer de l’eau et préparait les tasses, après quoi ils s’installèrent de part et d’autre de la table centrale, assez longue pour un réfectoire de monastère.

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