Vous demandez ce que j'ai fait. Oh! une grande chose, sans doute. J'ai donné Brissot et Condorcet à la France. J'ai dit un jour à l'Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens; et je lui ai proposé de décréter qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature; cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela peut-être beaucoup d'entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m'eût pas moi-même appelé à la place qu'occupent aujourd'hui Brissot ou Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugeons des hommes qu'il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autre maître que la nature.
Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l'ancien régime; que, si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la Liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita ces honneurs publics prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de méprisables héros.
Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.
J'ai cru encore que, pour conserver la vertu des membres de l'Assemblée nationale pure de toute intrigue et de toute espérance corruptrice, il fallait élever une barrière entre eux et le ministère, que leur devoir était de surveiller les ministres, et non de s'identifier avec eux ou de le devenir eux-mêmes; et l'Assemblée constituante, consacrant ces principes, a décrété que les membres des législatures ne pourraient parvenir au ministère ni accepter aucun emploi du pouvoir exécutif pendant quatre ans après la fin de leur mission. Après avoir élevé cette double digue contre l'ambition des représentants, il fallut la défendre encore longtemps contre les efforts incroyables de tous les intrigants qu'elle mettait au désespoir; et l'on peut facilement conjecturer qu'il m'eût été facile de composer avec eux sur ce point au profit de mon intérêt personnel. Eh bien! je l'ai constamment défendue; et je l'ai sauvée du naufrage de la revision. Comment le délire de la haine a-t-il donc pu vous aveugler au point d'imprimer dans vos petites feuilles et de répandre partout dans vos petites coteries, et même dans les lieux publics, que celui qui provoqua ces deux décrets aspire au ministère pour lui et pour ses amis, que je veux renverser les nouveaux ministres pour m'élever sur leurs ruines? Je n'ai pas encore dit un seul mot contre les nouveaux ministres; il en est même parmi eux que je préférerais, quant à présent, à tout autre et que je pourrais défendre dans l'occasion: je veux seulement qu'on les surveille et qu'on les éclaire, comme les autres; que l'on ne substitue pas les hommes aux principes, et la personne des ministres au caractère des peuples: je veux surtout qu'on démasque tous les factieux. Vous demandez ce que j'ai fait: et vous m'avez adressé cette question, dans cette tribune, dans cette Société dont l'existence même est un monument de ce que j'ai fait! Vous n'étiez pas ici, lorsque, sous le glaive de la proscription, environné de pièges et de baïonnettes, je la défendais et contre toutes les fureurs de nos modernes Syllas, et même contre toute la puissance de l'Assemblée constituante. Interrogez donc ceux qui m'entendirent; interrogez tous les amis de la Constitution répandus sur toute la surface de l'empire; demandez-leur quels sont les noms auxquels ils se sont ralliés, dans ces temps orageux. Sans ce que j'ai fait, vous ne m'auriez point outragé dans cette tribune, car elle n'existerait plus; et ce n'est pas vous qui l'auriez sauvée. Demandez-leur qui a conseillé les patriotes persécutés, ranimé l'esprit public, dénoncé à la France entière une coalition perfide et toute-puissante, arrêté le cours de ses sinistres projets, et converti ses jours de triomphe en des jours d'angoisse et d'ignominie. J'ai fait tout ce qu'a fait le magistrat intègre que vous louez dans les mêmes feuilles où vous me déchirez. C'est en vain que vous vous efforcez de séparer des hommes que l'opinion publique et l'amour de la patrie ont unis. Les outrages que vous me prodiguez sont dirigés contre lui-même, et les calomniateurs sont les fléaux de tous les bons citoyens. Vous jetez un nuage sur la conduite et sur les principes de mon compagnon d'armes, vous enchérissez sur les calomnies de nos ennemis communs, quand vous osez m'accuser de vouloir égarer et flatter le peuple! Et comment le pourrais-je! Je ne suis ni le courtisan, ni le modérateur, ni le tribun, ni le défenseur du peuple; je suis peuple moi-même!
Mais par quelle fatalité tous les reproches que vous me faites sont-ils précisément les chefs d'accusation intentés contre moi et contre Petion au mois de juillet dernier par les d'André, les Bamave, les Duport, les Lafayette! Comment se fait-il que, pour répondre à vos inculpations, je n'aie rien autre chose à faire que de vous renvoyer à l'adresse que nous fîmes à nos commettants, pour confondre leurs impostures et dévoiler leurs intrigues? Alors, ils nous appelaient factieux; et vous n'avez sur eux d'autre avantage que d'avoir inventé le terme d'agitateur, apparemment parce que l'autre est usé. Suivant les gens que je viens de nommer, c'était nous qui semions la division parmi les patriotes; c'était nous qui soulevions le peuple contre les lois, contre l'Assemblée nationale, c'est-à-dire l'opinion publique contre l'intrigue et la trahison. Au reste, je ne me suis jamais étonné que mes ennemis n'aient point conçu qu'on pouvait être aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt. Comment l'aveugle-né peut-il avoir l'idée des couleurs, et les âmes viles deviner le sentiment de l'humanité et les passions vertueuses? Comment croiraient-ils aussi que le peuple peut lui-même dispenser justement son estime ou son mépris? Ils le jugent par eux-mêmes; ils le méprisent et le craignent; ils ne savent que le calomnier pour l'asservir et pour l'opprimer.
On me fait aujourd'hui un reproche d'un nouveau genre. Les personnages dont j'ai parlé, dans le temps où je fus nommé accusateur public du Département de Paris, firent éclater hautement leur dépit et leur fureur; l'un d'eux abandonna même brusquement la place de président du Tribunal criminel; aujourd'hui ils me font un crime d'avoir abdiqué ces mêmes fonctions qu'ils s'indignaient de voir entre mes mains! C'est une chose digne d'attention de voir ce concert de tous les calomniateurs à gages de l'aristocratie et de la cour, pour chercher dans une démarche de cette nature des motifs lâches ou criminels! Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est de voir MM. Brissot et Guadet en faire un des principaux chefs de l'accusation qu'ils ont dirigée contre moi. Ainsi, quand on reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m'imputer que mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes concitoyens une explication; et je remercie mes adversaires de m'avoir eux-mêmes présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d'ignorer les motifs de ma démission; mais le grand bruit qu'ils en ont fait me prouverait qu'ils les connaissent trop bien; quand je ne les aurais pas d'avance annoncés très clairement à cette Société et au public, il y a trois mois, le jour même de l'installation du Tribunal criminel; je vais les rappeler. Après avoir donné une idée exacte des fonctions qui m'étaient confiées; après avoir observé que les crimes de lèse-nation n'étaient pas de la compétence de l'accusateur public; qu'il ne lui était pas permis de dénoncer directement les délits ordinaires, et que son ministère se bornait à donner son avis sur les affaires envoyées au Tribunal criminel en vertu des décisions du juré d'accusation; qu'il renfermait encore la surveillance sur les officiers de police, le droit de dénoncer directement leurs prévarications au Tribunal criminel, je suis convenu que, renfermée dans ces limites, cette place était peut-être la plus intéressante de la magistrature nouvelle. Mais j'ai déclaré que, dans la crise orageuse qui doit décider de la liberté de la France et de l'univers, je connaissais un devoir encore plus sacré que d'accuser le crime ou de défendre l'innocence et la liberté individuelle, avec un titre public, dans des causes particulières, devant un Tribunal judiciaire; ce devoir est celui de plaider la cause de l'humanité et de la liberté, comme homme et comme citoyen, au tribunal de l'univers et de la postérité; j'ai déclaré que je ferais tout ce qui serait en moi pour remplir à la fois ces deux lâches: mais que, si je m'apercevais qu'elles étaient au-dessus de mes forces, je préférerais la plus utile et la plus périlleuse; que nulle puissance ne pouvait me détacher de cette grande cause des nations que j'avais défendue, que les devoirs de chaque homme étaient écrits dans son coeur et dans son caractère, et que, s'il le fallait, je saurais sacrifier ma place à mes principes et mon intérêt particulier à l'intérêt général. J'ai conservé cette place jusqu'au moment où je me suis assuré qu'elle ne me permettait pas de donner aucun moment au soin général de la chose publique; alors je me suis déterminé à l'abdiquer. Je l'ai abdiquée, comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public; je l'ai abandonnée, je l'ai désertée, comme on déserte ses retranchements, pour monter à la brèche. J'aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les auteurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime. J'aime mieux conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public; et je dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J'ai usé du droit qui appartient à tout citoyen, et dont l'exercice est laissé à sa conscience. Je n'ai vu là qu'un acte de dévouement, qu'un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de l'égalité et à la dignité du citoyen; si c'est un crime, je fais des voeux pour que l'opinion publique n'en ait jamais de plus dangereux à punir.