Mais ce qu'il importe surtout de bien observer, c'est que toute peine décernée contre les écrits, sous le prétexte de réprimer l'abus de la presse, tourne entièrement au désavantage de la vérité et de la vertu, et au profit du vice, de l'erreur et du despotisme.
L'homme de génie qui révèle de grandes vérités à ses semblables est celui qui a devancé l'opinion de son siècle: la nouveauté hardie de ses conceptions effarouche toujours leur faiblesse et leur ignorance; toujours les préjugés se ligueront avec l'envie, pour le peindre sous des traits odieux ou ridicules. C'est pour cela précisément que le partage des grands hommes fut constamment l'ingratitude de leurs contemporains, et les hommages tardifs de la postérité; c'est pour cela que la superstition jeta Galilée dans les fers et bannit Descartes de sa patrie. Quel sera donc le sort de ceux qui, inspirés par le génie de la liberté, viendront parler des droits et de la dignité de l'homme à des peuples qui les ignorent? Ils alarment presque également et les tyrans qu'ils démasquent, et les esclaves qu'ils veulent éclairer. Avec quelle facilité les premiers n'abuseraient-ils pas de cette disposition des esprits, pour les persécuter au nom des lois! Rappelez-vous pour quoi, pour qui s'ouvraient, parmi vous, les cachots, du despotisme; contre qui était dirigé le glaive même des tribunaux. La persécution épargna-t-elle l'éloquent et vertueux philosophe de Genève? Il est mort; une grande révolution laissait, pour quelques moments du moins, respirer la vérité, vous lui avez décerné une statue; vous avez honoré et secouru sa veuve au nom de la patrie; je ne conclurai pas même de ces hommages que, vivant et placé sur le théâtre où son génie devait l'appeler, il n'essuyât pas au moins le reproche si banal d'homme morose et exagéré.
S'il est vrai que le courage des écrivains dévoués à la cause de la justice et de l'humanité soit la terreur de l'intrigue et de l'ambition des hommes en autorité, il faut bien que les lois contre la presse deviennent entre les mains de ces derniers une arme terrible contre la liberté. Mais tandis qu'ils poursuivront ses défenseurs, comme des perturbateurs de l'ordre public, et comme des ennemis de l'autorité légitime, vous les verrez caresser, encourager, soudoyer ces écrivains dangereux, ces vils professeurs de mensonge et de servitude, dont la funeste doctrine, empoisonnant dans sa source la félicité des siècles, perpétue sur la terre les lâches préjugés des peuples et la puissance monstrueuse des tyrans, les seuls dignes du titre de rebelles, puisqu'ils osent lever l'étendard contre la souveraineté des nations, et contre la puissance sacrée de la nature. Vous les verrez encore favoriser, de tout leur pouvoir, toutes ces productions licencieuses qui allèrent les principes de la morale, corrompent les moeurs, énervent le courage et détournent les peuples du soin de la chose publique, par l'appât des amusements frivoles, on par les charmes empoisonnés de la volupté. C'est ainsi que toute entrave mise à la liberté de la presse est entre leurs mains un moyen de diriger l'opinion publique au gré de leur intérêt personnel, et de fonder leur empire sur l'ignorance et sur la dépravation générale. La presse libre est la gardienne de la liberté; la presse gênée en est le fléau. Ce sont les précautions mêmes que vous prenez contre ses abus qui les produisent presque tous; ce sont ces précautions qui vous en ôtent tous les heureux fruits, pour ne vous en laisser que les poisons. Ce sont ces entraves qui produisent ou une timidité servile, ou une audace extrême. Ce n'est que sous les auspices de la liberté que la raison s'exprime avec le courage et le calme qui la caractérisent. C'est à elles encore que sont dus les succès des écrits licencieux, parce que l'opinion y met un prix proportionné aux obstacles qu'ils ont franchis, et à la haine qu'inspire le despotisme qui veut maîtriser jusqu'à la pensée. Otez-lui ce mobile, elle les jugera avec une sévère impartialité, et les écrivains dont elle est la souveraine ne brigueront ses faveurs que par des travaux utiles: ou plutôt soyez libres; avec la liberté viendront toutes les vertus, et les écrits que la presse mettra au jour seront purs, graves et sains comme ses moeurs.
Mais pourquoi prendre tant de soin pour troubler l'ordre que la nature établissait d'elle-même? Ne voyez-vous pas que, par le cours nécessaire des choses, le temps amène la proscription de l'erreur et le triomphe de la vérité? Laissez aux opinions bonnes ou mauvaises un essor également libre, puisque les premières seulement sont destinées à rester. Avez-vous plus de confiance dans l'autorité, dans la vertu de quelques hommes, intéressés à arrêter la marche de l'esprit humain, que dans la nature même? Elle seule a pourvu aux inconvénients que vous redoutez; ce sont les hommes qui les feront naître.
L'opinion publique, voilà le seul juge compétent des opinions privées, le seul censeur légitime des écrits. Si elle les approuve, de quel droit, vous, hommes en place, pouvez-vous les condamner? Si elle les condamne, quelle nécessité pour vous de les poursuivre? Si, après les avoir d'abord improuvés, elle doit, éclairée par le temps et par la réflexion, les adopter tôt au tard, pourquoi vous opposez-vous aux progrès des lumières? Comment osez-vous arrêter ce commerce de la pensée, que chaque homme a le droit d'entretenir avec tous les esprits, avec le genre humain tout entier? L'empire de l'opinion publique sur les opinions particulières est doux, salutaire, naturel, irrésistible; celui de l'autorité et de la force est nécessairement tyrannique, odieux, absurde, monstrueux.
A ces principes éternels, quels sophismes objectent les ennemis de la liberté? La soumission aux lois: il ne faut point permettre d'écrire contre les lois.
Obéir aux lois est le devoir de tout citoyen: publier librement ses pensées sur les vices ou sur la bonté des lois est le droit de tout homme et l'intérêt de la société entière; c'est le plus digne et le plus salutaire usage que l'homme puisse faire de sa raison; c'est le plus saint des devoirs que puisse remplir, envers les autres hommes, celui qui est doué des talents nécessaires pour les éclairer. Les lois, que sont-elles? L'expression libre de la volonté générale, plus ou moins conforme aux droits et à l'intérêt des nations, selon le degré de conformité qu'elles ont aux lois éternelles de la raison, de la justice et de la nature. Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans cette volonté générale; il peut donc, il doit même déployer tout ce qu'il a de lumières et d'énergie pour l'éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme, dans une société particulière, chaque associé a le droit d'engager ses co-associés à changer les conventions qu'ils ont faites, et les spéculations qu'ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises; ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conformes à l'avantage commun.
S'il en est ainsi des lois qui émanent de la société elle-même, que faudra-t-il penser de celles qu'elle n'a point faites, de celles qui ne sont que la volonté de quelques hommes, et l'ouvrage du despotisme? C'est lui qui inventa cette maxime qu'on ose répéter encore aujourd'hui pour consacrer ses forfaits. Que dis-je? Avant la révolution même, nous jouissions, jusqu'à un certain point, de la liberté de disserter et d'écrire sur les lois. Sûr de son empire, et plein de confiance dans ses forces, le despotisme n'osait point contester ce droit à la philosophie aussi ouvertement que ces modernes Machiavels, qui tremblent toujours de voir leur charlatanisme anticivique dévoilé par la liberté entière des opinions. Du moins faudra-t-il qu'ils conviennent que, si leurs principes avaient été suivis, les lois ne seraient encore, pour nous, que des chaînes destinées à attacher les nations au joug de quelques tyrans, et qu'au moment où je parle, nous n'aurions pas même le droit d'agiter cette question.