Prosper Mérimée / Проспер Мериме
Carmen / Кармен. Книга для чтения на французском языке
Πσα γυν χόλος στίν˙ χει δ γαθς δύο ρας, τν μίαν ν θαλάμ, τν μίαν ν θανάτ.
Palladas[1]Комментарии и словарь Н. Л. Корчановой
© КАРО, 2017
I
Javais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce quils disent lorsquils placent le champ de bataille de Munda[2] dans le pays des Bastuli-Pœni,[3] près de la moderne Monda, à quelque deux lieues au nord de Marbella. Daprès mes propres conjectures sur le texte de lanonyme, auteur du Bellum Hispaniense,[4] et quelques renseignements recueillis dans lexcellente bibliothèque du duc dOssuna,[5] je pensais quil fallait chercher aux environs de Montilla[6] le lieu mémorable où, pour la dernière fois, César joua quitte ou double[7] contre les champions de la république. Me trouvant en Andalousie au commencement de lautomne de 1830, je fis une assez longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je lespère, aucune incertitude dans lesprit de tous les archéologues de bonne foi. En attendant que ma dissertation résolve enfin le problème géographique qui tient toute lEurope savante en suspens, je veux vous raconter une petite histoire; elle ne préjuge rien sur lintéressante question de lemplacement de Monda.[8]
Javais loué à Cordoue[9] un guide et deux chevaux, et métais mis en campagne avec les Commentaires de César[10] et quelques chemises pour tout bagage. Certain jour, errant dans la partie élevée de la plaine de Cachena, harassé de fatigue, mourant de soif, brûlé par un soleil de plomb, je donnais au diable de bon cœur[11] César et les fils de Pompée, lorsque japerçus, assez loin du sentier que je suivais, une petite pelouse verte parsemée de joncs et de roseaux. Cela mannonçait le voisinage dune source. En effet, en mapprochant, je vis que la prétendue pelouse était un marécage où se perdait un ruisseau, sortant, comme il semblait, dune gorge étroite entre deux hauts contre-forts[12] de la sierra de Cabra.[13] Je conclus quen remontant je trouverais de leau plus fraîche, moins de sangsues et de grenouilles, et peut-être un peu dombre au milieu des rochers. À lentrée de la gorge, mon cheval hennit, et un autre cheval, que je ne voyais pas, lui répondit aussitôt. À peine eus-je fait une centaine de pas, que la gorge, sélargissant tout à coup, me montra une espèce de cirque naturel parfaitement ombragé par la hauteur des escarpements qui lentouraient. Il était impossible de rencontrer un lieu qui promît au voyageur une halte plus agréable. Au pied des rochers à pic, la source sélançait en bouillonnant, et tombait dans un petit bassin tapissé dun sable blanc comme la neige. Cinq à six beaux chênes verts, toujours à labri du vent et rafraîchis par la source, sélevaient sur ses bords, et la couvraient de leur épais ombrage; enfin, autour du bassin, une herbe fine, lustrée, offrait un lit meilleur quon nen eût trouvé dans aucune auberge à dix lieues à la ronde.
À moi nappartenait pas lhonneur davoir découvert un si beau lieu. Un homme sy reposait déjà, et sans doute dormait, lorsque jy pénétrai. Réveillé par les hennissements, il sétait levé, et sétait rapproché de son cheval, qui avait profité du sommeil de son maître pour faire un bon repas de lherbe aux environs. Cétait un jeune gaillard, de taille moyenne, mais dapparence robuste, au regard sombre et fier. Son teint, qui avait pu être beau, était devenu, par laction du soleil, plus foncé que ses cheveux. Dune main il tenait le licol de sa monture, de lautre une espingole de cuivre. Javouerai que dabord lespingole et lair farouche du porteur me surprirent quelque peu; mais je ne croyais plus aux voleurs, à force den entendre parler et de nen rencontrer jamais. Dailleurs, javais vu tant dhonnêtes fermiers sarmer jusquaux dents pour aller au marché, que la vue dune arme à feu ne mautorisait pas à mettre en doute la moralité de linconnu. Et puis, me disais-je, que ferait-il de mes chemises et de mes Commentaires Elzevir?[14] Je saluai donc lhomme à lespingole dun signe de tête familier, et je lui demandai en souriant si javais troublé son sommeil. Sans me répondre, il me toisa de la tête aux pieds; puis, comme satisfait de son examen, il considéra avec la même attention mon guide, qui savançait. Je vis celui-ci pâlir et sarrêter en montrant une terreur évidente. Mauvaise rencontre! me dis-je. Mais la prudence me conseilla aussitôt de ne laisser voir aucune inquiétude. Je mis pied à terre; je dis au guide de débrider, et, magenouillant au bord de la source, jy plongeai ma tête et mes mains; puis je bus une bonne gorgée, couché à plat ventre, comme les mauvais soldats de Gédéon.[15]
Jobservais cependant mon guide et linconnu. Le premier sapprochait bien à contre-cœur;[16] lautre semblait navoir pas de mauvais desseins contre nous, car il avait rendu la liberté à son cheval, et son espingole, quil tenait dabord horizontale, était maintenant dirigée vers la terre.
Ne croyant pas devoir me formaliser du peu de cas[17] quon avait paru faire de ma personne, je métendis sur lherbe, et dun air dégagé je demandai à lhomme à lespingole sil navait pas un briquet sur lui. En même temps je tirais mon étui à cigares. Linconnu, toujours sans parler, fouilla dans sa poche, prit son briquet, et sempressa de me faire du feu. Évidemment il shumanisait; car il sassit en face de moi, toutefois sans quitter son arme. Mon cigare allumé, je choisis le meilleur de ceux qui me restaient, et je lui demandai sil fumait.
Oui, monsieur, répondit-il.
Cétaient les premiers mots quil faisait entendre, et je remarquai quil ne prononçait pas ls à la manière andalouse,[18] doù je conclus que cétait un voyageur comme moi, moins archéologue seulement.
Vous trouverez celui-ci assez bon, lui dis-je en lui présentant un véritable régalia de la Havane.[19]
Il me fit une légère inclination de tête, alluma son cigare au mien, me remercia dun autre signe de tête, puis se mit à fumer avec lapparence dun très vif plaisir.
Ah! sécria-t-il en laissant échapper lentement sa première bouffée par la bouche et les narines, comme il y avait longtemps que je navais fumé!
En Espagne, un cigare donné et reçu établit des relations dhospitalité, comme en Orient le partage du pain et du sel. Mon homme se montra plus causant que je ne lavais espéré. Dailleurs, bien quil se dît habitant du partido de Montilla,[20] il paraissait connaître le pays assez mal. Il ne savait pas le nom de la charmante vallée où nous nous trouvions; il ne pouvait nommer aucun village des alentours; enfin, interrogé par moi sil navait pas vu aux environs des murs détruits, de larges tuiles à rebords, des pierres sculptées, il confessa quil navait jamais fait attention à pareilles choses. En revanche, il se montra expert en matière de chevaux. Il critiqua le mien, ce qui nétait pas dificile; puis il me fit la généalogie du sien, qui sortait du fameux haras de Cordoue: noble animal, en effet, si dur à la fatigue, à ce que prétendait son maître, quil avait fait une fois trente lieues dans un jour, au galop ou au grand trot. Au milieu de sa tirade, linconnu sarrêta brusquement, comme surpris et fâché den avoir trop dit.