Антуан де Сент-Экзюпери / Antoine de Saint-Exupéry
Маленький принц / Le Petit Prince
Комментарии и словарь И.В. Геннис
Иллюстрации Е.Д. Шавиковой
© Геннис И.В., грамматический комментарий, словарь
© Шавикова Е.Д., иллюстрации
© ООО «Издательство АСТ», 2019
* * *À Léon Werth.
Je demande pardon aux enfants davoir dédié[1] ce livre à une grande personne. Jai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que jai au monde. Jai une autre excuse: cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. Jai une troisième excuse: cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin dêtre consolée[2]. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à lenfant qua été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont dabord été des enfants. (Mais peu dentre elles sen souviennent.) Je corrige donc ma dédicace:
À Léon Werthquand il était petit garçon.I
Lorsque javais six ans jai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la forêt vierge qui sappelait Histoires vécues[3]. Ça représentait un serpent boa qui avalait un fauve. Voilà la copie du dessin.
On disait dans le livre: «Les serpents boas avalent leur proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion».
Jai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle et, à mon tour, jai réussi, avec un crayon de couleur, à tracer mon premier dessin. Mon dessin numéro 1. Il était comme ça:
Jai montré mon chef-dœuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur.
Elles mont répondu: «Pourquoi un chapeau ferait-il peur?»
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. Jai alors dessiné lintérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin dexplications. Mon dessin numéro 2 était comme ça:
Les grandes personnes mont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de mintéresser plutôt à la géographie, à lhistoire, au calcul et à la grammaire. Cest ainsi que jai abandonné, à lâge de six ans, une magnifique carrière de peintre. Javais été découragé par linsuccès de mon dessin numéro 1 et de mon dessin numéro 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et cest fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des explications
Jai donc dû choisir un autre métier et jai appris à piloter des avions. Jai volé un peu partout dans le monde. Et la géographie, cest exact, ma beaucoup servi. Je savais reconnaître, du premier coup dœil, la Chine de lArizona. Cest utile, si lon sest égaré pendant la nuit.
Jai ainsi eu, au cours de ma vie, des tas de contacts avec des tas de gens sérieux. Jai beaucoup vécu chez les grandes personnes. Je les ai vues de très près. Ça na pas trop amélioré mon opinion.
Quand jen rencontrais une qui me paraissait un peu lucide, je faisais lexpérience sur elle de mon dessin n°1 que jai toujours conservé. Je voulais savoir si elle était vraiment compréhensive. Mais toujours elle me répondait: «Cest un chapeau.» Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forêts vierges, ni détoiles. Je me mettais à sa portée[4]. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne était bien contente de connaître un homme aussi raisonnable
II
Jai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusquà une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose sétait cassé dans mon moteur. Et comme je navais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation difficile. Cétait pour moi une question de vie ou de mort. Javais à peine de leau à boire pour huit jours.
Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée. Jétais bien plus isolé quun naufragé sur un radeau au milieu de locéan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix ma réveillé. Elle disait:
«Sil vous plaît dessine-moi un mouton!
Hein!
Dessine-moi un mouton»
Jai sauté sur mes pieds comme si javais été frappé par la foudre[5]. Jai bien frotté mes yeux. Jai bien regardé. Et jai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. Voilà le meilleur portrait que, plus tard, jai réussi à faire de lui.
Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. Ce nest pas de ma faute. Javais été découragé dans ma carrière de peintre par les grandes personnes, à lâge de six ans, et je navais rien appris à dessiner, sauf les boas fermés et les boas ouverts.
Je regardai donc cette apparition avec des yeux tout ronds détonnement. Noubliez pas que je me trouvais à mille milles de toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il navait en rien lapparence dun enfant perdu au milieu du désert, à mille milles de toute région habitée. Quand je réussis enfin à parler, je lui dis:
«Mais quest-ce que tu fais là?»
Et il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse:
«Sil vous plaît dessine-moi un mouton»
Quand le mystère est trop impressionnant, on nose pas désobéir. Aussi absurde que cela me semblât[6] à mille milles de tous les endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que javais surtout étudié la géographie, lhistoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me répondit:
«Ça ne fait rien. Dessine-moi un mouton.»
Comme je navais jamais dessiné un mouton je refis, pour lui, lun des deux seuls dessins dont jétais capable. Celui du boa fermé. Et je fus stupéfait dentendre le petit bonhomme me répondre:
«Non! Non! Je ne veux pas dun éléphant dans un boa. Un boa cest très dangereux, et un éléphant cest très encombrant. Chez moi cest tout petit. Jai besoin dun mouton. Dessine-moi un mouton.»
Alors jai dessiné.
Il regarda attentivement, puis:
«Non! Celui-là est déjà très malade. Faisen un autre.»
Je dessinai:
Mon ami sourit gentiment, avec indulgence: