Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore assez sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin de ce burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse très problématique!
Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision d'Ezéchiel ou le Cimetière de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que tel tableau de vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre pour avoir toujours resserré ses Pensées dans de si petits cadres? Uhland et Petofi sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas dépassé la poésie lyrique et la Ballade? Pétrarque ne doit-il pas son triomphe à ses Sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique?
Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des Lieder pareils à ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour les interpréter.
Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie toujours; la richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas désordonnées, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine qu'on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a déjà été sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif des services rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée.
C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes d'une rosée diaprée par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre de parure, dont on n'avait encore pris le modèle que dans les fioritures de l'ancienne grande école de chant italien, l'imprévu et la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée jusque là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par lesquelles il dota d'un caractère sérieux même les pages qui, vu la légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette importance.
Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d'art surtout dans ces chefs-d'œuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes! Ceux d'Études et de Préludes le sont aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l'inspiration de son génie poétique. Ses Études écrites presque en premier lieu, sont empreintes d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquents, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, si l'on veut, dans ses dernières productions d'une sensibilité plus exquise, qu'on accusa longtemps d'être surexcitée et, par là, factice. On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une fausse ressemblance avec les recherches de l'épuisement. En les examinant de près, on est forcé d'y reconnaître la claire-vue, souvent l'intuition sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes n'aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font l'inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature!
Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent une si riche glane d'observations. Nous explorerions en première ligne ces Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos, qui, tous, sont pleins de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les rechercherions également dans ses Polonaises, dans ses Mazoures, Valses, Boléros. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du contre-point et de la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées: sentiment romantique, éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique, non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.
Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de beaux Concertos et de belles Sonates; toutefois, il n'est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifications, à une ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.