Abbé Prévost
Manon Lescaut
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Première partie
Labbé Antonie-François Prévost
16971763
Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pour lEspagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que javais pour ma fille mengageait quelquefois à divers petits voyages, que jabrégeais autant quil métait possible. Je revenais un jour de Rouen, où elle mavait prié daller solliciter une affaire au Parlement de Normandie pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé des prétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris mon chemin par Évreux, où je couchai la première nuit, jarrivai le lendemain pour dîner à Pacy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, dy voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte dune mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient quarriver. Je marrêtai un moment pour minformer doù venait le tumulte ; mais je tirai peu déclaircissement dune populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui savançait toujours vers lhôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu dune bandoulière, et le mousquet sur lépaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de mapprendre le sujet de ce désordre. Ce nest rien, monsieur, me dit-il ; cest une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusquau Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour lAmérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et cest apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. Jaurais passé après cette explication, si je neusse été arrêté par les exclaniations dune vieille femme qui sortait de lhôtelerie en joignant les mains, et criant que cétait une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi sagit-il donc? lui dis-je. Ah! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle nest pas capable de fendre le cœur![1] La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. Jentrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose dassez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont lair et la figure étaient si peu conformes à sa condition, quen tout autre état je leusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits lenlaidissaient si peu que sa vue minspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. Leffort quelle faisait pour se cacher était si naturel, quil paraissait venir dun sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille.[2] Il ne put men donner que de fort générales. Nous lavons tirée de lHôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il ny a pas dapparence quelle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je lai interrogée plusieurs fois sur la route, elle sobstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je naie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas davoir quelques égards pour elle, parce quil me semble quelle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta larcher, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il la suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je nai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement[3]; mais on distingue, au premier coup doeil, un homme qui a de la naissance et de léducation. Je mapprochai de lui. Il se leva; et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en masseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que jai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois? Il me répondit honnêtement quil ne pouvait mapprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et quil avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que ces misérables nignorent point, continua-t-il en montrant les archers, cest que je laime avec une passion si violente quelle me rend le plus infortuné de tous les hommes. Jai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, ladresse et la force mont été inutiles ; jai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je membarquerai avec elle ; je passerai en Amérique. Mais ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre dapprocher delle. Mon dessein était de les attaquer ouvertement, à quelques lieues de Paris. Je métais associé quatre hommes qui mavaient promis leur secours pour une somme considérable. Les traîtres mont laissé seul aux mains et sont partis avec mon argent. Limpossibilité de réussir par la force ma fait mettre les armes bas. Jai proposé aux archers de me permettre du moins de les suivre en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaque fois quils mont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Ma bourse sest épuisée en peu de temps, et maintenant que je suis sans un sou[4], ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il ny a quun instant, quayant osé men approcher malgré leurs menaces, ils ont eu linsolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en état de continuer la route à pied, de vendre ici un mauvais cheval qui ma servi jusquà présent de monture.
Quoiquil parût faire assez tranquillement ce récit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me découvrir le secret de vos affaires, mais, si je puis vous être utile à quelque chose, je moffre volontiers à vous rendre service. Hélas! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour à lespérance.[5] Il faut que je me soumette à toute la rigueur de mon sort. Jirai en Amérique. Jy serai du moins libre avec ce que jaime. Jai écrit à un de mes amis qui me fera tenir quelque secours au Havre-de-Grâce. Je ne suis embarrassé que pour my conduire et pour procurer à cette pauvre créature, ajouta-t-il en regardant tristement sa maîtresse, quelque soulagement sur la route. Hé bien, lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie daccepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir autrement. Je lui donnai quatre louis dor, sans que les gardes sen aperçussent, car je jugeais bien que, sils lui savaient cette somme, ils lui vendraient plus chèrement leurs secours. Il me vint même à lesprit de faire marché avec eux pour obtenir au jeune amant la liberté de parler continuellement à sa maîtresse jusquau Havre. Je fis signe au chef de sapprocher, et je lui en fis la proposition. Il en parut honteux, malgré son effronterie. Ce nest pas, monsieur, répondit-il dun air embarrassé, que nous refusions de le laisser parler à cette fille, mais il voudrait être sans cesse auprès delle; cela nous est incommode ; il est bien juste quil paye pour lincommodité. Voyons donc, lui dis-je, ce quil faudrait pour vous empêcher de la sentir. Il eut laudace de me demander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ : Mais prenez garde, lui dis-je, quil ne vous échappe quelque friponnerie ; car je vais laisser mon adresse à ce jeune homme, afin quil puisse men informer, et comptez que jaurai le pouvoir de vous faire punir. Il men coûta six louis dor. La bonne grâce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia, achevèrent de me persuader quil était né quelque chose et quil méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à sa maîtresse avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus mempêcher de faire, en sortant, mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes.