Non! lui dis-je, c’est la dernière.
Vers le milieu de la nuit, comme je dormais d’un sommeil agité, il me sembla dans un rêve entendre un profond soupir. J’ouvris les yeux et vis ma maîtresse debout près de mon lit, les bras croisés, pareille à un spectre. Je ne pus retenir uncri d’épouvante, croyant à une apparition sortie de mon cerveau malade. Je me lançai hors du lit et m’enfuis à l’autre bout de la chambre; mais elle vint à moi.
C’est moi, dit-elle; et, me prenant à bras-le-corps, elle m’entraîna.
Que me veux-tu? criai-je; lâche-moi! je suis capable de te tuer tout à l’heure.
Eh bien! tue-moi, dit-elle. Je t’ai trahi, je t’ai menti, je suis infâme et misérable; mais je t’aime, et ne puis me passer de toi.
Je la regardai; qu’elle était belle! Tout son corps frémissait; ses yeux, perdus d’amour, répandaient des torrents de volupté; sa gorge était nue, ses lèvres brûlaient.
Je la soulevai dans mes bras. Soit, lui dis-je; mais, devant Dieu qui nous voit, par l’âme de mon père, je te jure que je te tue tout à l’heure et moi aussi. Je pris un couteau de table qui était sur ma cheminée et le posai sous l’oreiller.
Allons, Octave, me dit-elle en souriant et en m’embrassant, ne fais pas de folie. Viens, mon enfant; toutes ces horreurs te font mal; tu as la fièvre. Donne-moi ce couteau.
Je vis qu’elle voulait le prendre. Ecoutez-moi, lui dis-je alors; je ne sais qui vous êtes et quelle comédie vous jouez, mais, quant à moi, je ne la joue pas. Je vous ai aimée autant qu’un homme peut aimer sur terre, et, pour mon malheur et ma mort, sachez que je vous aime encore éperdument. Vous venez me dire que vous m’aimez aussi, je le veux bien; mais par tout ce qu’il y a de sacré au monde, si je suis votre amant ce soir, un autre ne le sera pas demain. Devant Dieu, devant Dieu, répétai-je, je ne vous reprendrai pas pour maîtresse, car je vous hais autant que je vous aime. Devant Dieu, si vous voulez de moi, je vous tue demain matin. En parlant ainsi, je me renversai dans un complet délire.
Elle jeta son manteau sur ses épaules et sortit en courant.
Lorsque Desgenais sut cette histoire, il me dit: Pourquoi n’avez-vous pas voulu d’elle? vous êtes bien dégoûté; c’est une jolie femme.
Plaisantez-vous? lui dis-je. Croyez-vous qu’une pareille femme puisse être ma maîtresse? croyez-vous que je consente jamais à partager avec un autre? songezvous qu’elle-même avoue qu’un autre la possède, et voulez-vous que j’oublie que je l’aime, afin de la posséder aussi? Si ce sont là vos amours, vous me faites pitié.
Desgenais me répondit qu’il n’aimait que les filles, et qu’il n’y regardait pas de si près. Mon cher Octave, ajouta-t-il, vous êtes bien jeune; vous voudriez avoir bien des choses, et de belles choses, mais qui n’existent pas.
Vous croyez à une singulière sorte d’amour; peut-être en êtes-vous capable; je le crois, mais ne le souhaite pas pour vous. Vous aurez d’autres maîtresses, mon ami, et vous regretterez un jour à venir ce qui vous est arrivé cette nuit.
Quand cette femme est venue vous trouver, il est certain qu’elle vous aimait; elle ne vous aime peut-être pas à l’heure qu’il est, elle est peut-être dans les bras d’un autre; mais elle vous aimait cette nuit-là, dans cette chambre; et que vous importe le reste? Vous aviez là une belle nuit; et vous la regretterez, soyez-en sûr, car elle ne reviendra plus.
Une femme pardonne tout, excepté qu’on ne veuille pas d’elle. Il fallait que son amour pour vous fût terrible, pour qu’elle vînt vous trouver, se sachant et s’avouant coupable, se doutant peut-être qu’elle serait refusée. Croyez-moi, vous regretterez une nuit pareille, car c’est moi qui vous dis que vous n’en aurez guère.
Il y avait dans tout ce que disait Desgenais un air de conviction si simple et si profond, une si désespérante tranquillité d’expérience, que je frissonnais en l’écoutant.
Pendant qu’il parlait, j’éprouvai une tentation violente d’aller encore chez ma maîtresse, ou de lui écrire pour la faire venir. J’étais incapable de me lever; cela me sauva de la honte de m’exposer de nouveau à la trouver ou attendant mon rival, ou enfermée avec lui. Mais j’avais toujours la facilité de lui écrire; je me demandais malgré moi, dans le cas où je lui écrirais, si elle viendrait.
Lorsque Desgenais fut parti, je sentis une agitation si affreuse, que je résolus d’y mettre un terme, de quelque manière que ce fût. Après une lutte terrible, l’horreur surmonta enfin l’amour. J’écrivis à ma maîtresse que je ne la reverrais jamais, et que je la priais de ne plus revenir, si elle ne voulait s’exposer à être refusée à ma porte. Je sonnai violemment, et ordonnai qu’on portât ma lettre le plus vite possible. A peine mon domestique eut-il fermé la porte, que je le rappelai. Il ne m’entendit pas; je n’osai le rappeler une seconde fois; et, mettant mes deux mains sur mon visage, je demeurai enseveli dans le plus profond désespoir.
Chapitre IV
Le lendemain, au lever du soleil, la première pensée qui me vint fut de me demander: Que ferai-je à présent?
Je n’avais point d’état, aucune occupation. J’avais étudié la médecine, le droit, sans pouvoir me décider à prendre l’une ou l’autre de ces deux carrières; j’avais travaillé six mois chez un banquier, avec une telle inexactitude, que j’avais été obligé de donner ma démission à temps pour n’être pas renvoyé. J’avais fait de bonnes études, mais superficielles, ayant une mémoire qui veut de l’exercice, et qui oublie aussi facilement qu’elle apprend.
Mon seul trésor, après l’amour, était l’indépendance.
Dès ma puberté, je lui avais voué un culte farouche, et je l’avais pour ainsi dire consacrée dans mon cœur. C’était un certain jour que mon père, pensant déjà à mon avenir, m’avait parlé de plusieurs carrières, entre lesquelles il me laissait le choix. J’étais accoudé à ma fenêtre, et je regardais un peuplier maigre et solitaire qui se balançait dans le jardin. Je réfléchissais à tous ces états divers et délibérais d’en prendre un. Je les remuai tous dans ma tête l’un après l’autre jusqu’au dernier, après quoi, ne me sentant de goût pour aucun, je laissai flotter mes pensées. Il me sembla tout à coup que je sentais la terre se mouvoir, et que la force sourde et invisible qui l’entraîne dans l’espace se rendait saisissable à mes sens; je la voyais monter dans le ciel; il me semblait que j’étais comme sur un navire; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait comme un mât de vaisseau; je me levai en étendant les bras, et m’écriai: C’est bien assez peu de chose d’être un passager d’un jour sur ce navire flottant dans l’éther; c’est bien assez peu d’être un homme, un point noir sur ce navire; je serai un homme, mais non une espèce d’homme particulière.
Tel était le premier vœu qu’à l’âge de quatorze ans j’avais prononcé en face de la nature; et depuis ce temps je n’avais rien essayé que par obéissance pour mon père, mais sans pouvoir jamais vaincre ma répugnance. J’étais donc libre, non par paresse, mais par volonté; aimant d’ailleurs tout ce qu’a fait Dieu, et bien peu de ce qu’a fait l’homme. Je n’avais connu de la vie que l’amour, du monde que ma maîtresse, et n’en voulais savoir autre chose. Aussi, étant devenu amoureux en sortant du collège, j’avais cru sincèrement que c’était pour ma vie entière, et toute autre pensée avait disparu.
Mon existence était sédentaire. Je passais la journée chez ma maîtresse; mon grand plaisir était de l’emmener à la campagne durant les beaux jours de l’été, et de me coucher avec elle dans les bois, sur l’herbe ou sur la mousse, le spectacle de la nature dans sa splendeur ayant toujours été pour moi le plus puissant des aphrodisiaques. En hiver, comme elle aimait le monde, nous courions les bals et les masques, en sorte que cette vie oisive ne cessait jamais; et par la raison que je n’avais pensé qu’à elle tant qu’elle m’avait été fidèle, je me trouvai sans une pensée lorsqu’elle m’eut trahi.