«Reste à savoir si un animal supérieur, un homme par exemple, peut être desséché sans plus d'inconvénient qu'une anguillule ou un tardigrade. Mr Meiser en était convaincu; il l'a écrit dans tous ses livres, mais il ne l'a pas démontré par l'expérience. Quel dommage, mesdames! Tous les hommes curieux de l'avenir, ou mécontents de la vie, ou brouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes en réserve pour un siècle meilleur, et l'on ne verrait plus de suicides par misanthropie! Les malades que la science ignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne se brûleraient plus la cervelle: ils se feraient dessécher et attendraient paisiblement au fond d'une boîte que le médecin eût trouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraient plus à la rivière: ils se coucheraient sous la cloche d'une machine pneumatique; et nous les verrions, trente ans après, jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurs cruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernements renonceraient à l'habitude malpropre et sauvage de guillotiner les hommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule de Mazas pour achever de les abrutir; on ne les enverrait pas à l'école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle: on les dessécherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-là pour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simple magasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et les bagnes. Plus d'évasions à craindre, plus de prisonniers à nourrir! une énorme quantité de haricots secs et de pommes de terre moisies serait rendue à là consommation du pays.
«Voilà, mesdames, un faible échantillon des bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l'Europe en inaugurant la dessiccation de l'homme. Il à fait sa grande expérience en 1813 sur un colonel français, prisonnier, m'a-t-on dit, et condamné comme espion par un conseil de guerre. Malheureusement, il n'a pas réussi; car j'ai acheté le colonel et sa boîte au prix d'un cheval de remonte dans la plus sale boutique de Berlin.
IV – La victime
– Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens de me rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté ta dissertation comme on écoute le discours latin du professeur de rhétorique; il y a toujours dans l'auditoire une majorité qui n'y apprend rien et une minorité qui n'y comprend rien. Mais tout le monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront à la suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiser et de son digne élève, Mr Pouchet; tu en as donc trop dit si tu as cru parler à notre adresse; tu n'en as pas dit assez pour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien aux discussions pendantes sur le vitalisme et l'organicisme: La vie est-elle un principe d'action qui anime les organes et les met en jeu? N'est-elle, au contraire, que le résultat de l'organisation, le jeu des diverses propriétés de la matière organisée? C'est un problème de la plus haute importance, qui intéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardiment devant elles. Il suffirait de leur dire: «Nous cherchons s'il y a un principe vital, source et commencement de tous les actes du corps, ou si la vie n'est que le résultat du jeu régulier des organes? Le principe vital, aux yeux de Meiser et de son disciple, n'est pas; s'il existait réellement, disent-ils, on ne comprendrait point qu'il pût sortir d'un homme et d'un tardigrade lorsqu'on les sèche, et y rentrer lorsqu'on les mouille. Or, si le principe vital n'est pas, toutes les théories métaphysiques et morales qu'on a fondées sur son existence sont à refaire.» Ces dames t'ont patiemment écouté, c'est une justice à leur rendre; tout ce qu'elles ont pu comprendre à ce discours un peu latin, c'est que tu leur donnais une dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais on te pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer; ouvre la boîte du colonel!
– Nous l'avons bien gagné! s'écria Clémentine en riant.
– Et si vous alliez avoir peur?
– Sachez, monsieur, que je n'ai peur de personne, pas même des colonels vivants!
Léon reprit son trousseau de clefs et ouvrit la longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couvercle soulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait une magnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée de soie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrent les flambeaux et les bougies, et le colonel du 23ème de ligne apparut comme dans une chapelle ardente.
On eût dit un homme endormi. La parfaite conservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier. C'était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir la comparaison avec les plus belles momies européennes décrites par Vicq d'Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787.
La partie la mieux conservée, comme toujours, était la face. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâle et fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté à l'ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l'homme au premier coup d'oeil.
Sans doute le nez avait la pointe un peu plus effilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat du dos un peu moins prononcé que vers l'année 1813. Les paupières s'étaient amincies, les lèvres s'étaient pincées, les coins de la bouche étaient légèrement tirées vers le bas, les pommettes ressortaient trop en relief; le cou s'était visiblement rétréci, ce qui exagérait la saillie du menton et du larynx. Mais les yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins caves qu'on n'aurait pu le supposer; la bouche ne grimaçait point comme la bouche d'un cadavre; la peau, légèrement ridée, n'avait pas changé de couleur: elle était seulement devenue un peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte la couleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elle les recouvrait d'une manière immédiate. Elle avait même pris une teinte rosée qu'on n'observe pas d'ordinaire sur les cadavres momifiés. Mr le docteur Martout expliqua cette anomalie en disant que, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules du sang ne s'étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dans les vaisseaux capillaires du derme et des tissus sous-jacents; qu'ils avaient donc conservé leur couleur propre, et qu'ils la laissaient voir plus facilement qu'autrefois, grâce à la demi-transparence de la peau desséchée.
L'uniforme était devenu beaucoup trop large; on le comprend sans peine; mais il ne semblait pas à première vue que les membres se fussent déformés. Les mains étaient sèches et anguleuses; mais les ongles, quoique un peu recourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Le seul changement très notable était la dépression excessive des parois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous des dernières côtes; à droite, une légère saillie laissait deviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses parties du corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis que Léon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait les honneurs de sa momie, il déchira maladroitement l'ourlet de l'oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau de colonel.
Cet accident sans gravité aurait pu passer inaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tous les gestes de son amant, n'avait laissé tomber sa bougie en poussant un cri d'effroi. On s'empressa autour d'elle; Léon la soutint dans ses bras et la porta sur une chaise; Mr Renault courut chercher des sels: elle était pâle comme une morte et semblait au moment de s'évanouir.