Clémentine trouva un allié dans cette seconde campagne: c'était Mr le docteur Martout. Médecin assez médiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de la clientèle, Mr Martout ne manquait pas d'instruction. Il étudiait depuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie, comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce qui s'ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant de toutes les découvertes modernes; il était l'ami de Mr Pouchet, de Rouen; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui a porté si haut et si loin l'usage du microscope. Mr Martout avait desséché et ressuscité des milliers d'anguillules, de rotifères et de tardigrades; il pensait que la vie n'est autre chose que l'organisation en action, et que l'idée de faire revivre un homme desséché n'a rien d'absurde en elle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtz envoya de Berlin la pièce suivante, dont l'original est classé dans les manuscrits de la collection Humboldt.
VII – Testament du professeur Meiser en faveur du colonel desséché
Aujourd'hui 20 janvier 1824, épuisé par une cruelle maladie et sentant approcher le jour où ma personne s'absorbera dans le grand tout.
J'ai écrit de ma main ce testament, qui est l'acte de ma dernière volonté.
J'institue en qualité d'exécuteur testamentaire, mon neveu, Nicolas Meiser, riche brasseur en cette ville de Dantzig.
Je lègue mes livres, papiers et collections généralement quelconques, sauf la pièce 3712, à mon très estimable et très savant ami, Mr de Humboldt.
Je lègue la totalité de mes autres biens, meubles et immeubles, évalués à 100 000 thalers de Prusse ou 375 000 francs, à Mr le colonel Pierre-Victor Fougas, actuellement desséché, mais vivant, et inscrit dans mon catalogue sous le n° 3712 (Zoologie).
Puisse-t-il agréer ce faible dédommagement des épreuves qu'il a subies dans mon cabinet, et du service qu'il a rendu à la science.
Afin que mon neveu Nicolas Meiser se rende un compte exact des devoirs que je lui laisse à remplir, j'ai résolu de consigner ici l'histoire détaillée de la dessiccation de Mr le colonel Fougas, mon légataire universel.
C'est le 11 novembre de la malheureuse année 1813 que mes relations avec ce brave jeune homme ont commencé. J'avais quitté depuis longtemps la ville de Dantzig, où le bruit du canon et le danger des bombes rendaient tout travail impossible, et je m'étais retiré avec mes instruments et mes livres sous la protection des armées alliées, dans le village fortifié de Liebenfeld. Les garnisons françaises de Dantzig, de Stettin, de Custrin, de Glogau, de Hambourg et de plusieurs autres villes allemandes ne pouvaient communiquer entre elles ni avec leur patrie; cependant le général Rapp se défendait obstinément contre la flotte anglaise et l'armée russe. Mr le colonel Fougas fut pris par un détachement du corps Barclay de Tolly, comme il cherchait à passer la Vistule sur la glace, en se dirigeant vers Dantzig. On l'amena prisonnier à Liebenfeld le 11 novembre, à l'heure de mon souper, et le bas officier Garok, qui commandait le village, me fit requérir de force pour assister à l'interrogatoire et servir d'interprète.
La figure ouverte, la voix mâle, la résolution fière et la belle attitude de cet infortuné me gagnèrent le coeur. Il avait fait le sacrifice de sa vie. Son seul regret, disait-il, était d'échouer au port, après avoir traversé quatre armées, et de ne pouvoir exécuter les ordres de l'empereur. Il paraissait animé de ce fanatisme français qui a fait tant de mal à notre chère Allemagne, et pourtant je ne sus pas m'empêcher de le défendre, et je traduisis ses paroles moins en interprète qu'en avocat. Malheureusement on avait trouvé sur lui une lettre de Napoléon au général Rapp, dont j'ai conservé copie:
«Abandonnez Dantzig, forcez le blocus, réunissez-vous aux garnisons de Stettin, de Gustrin et de Glogau, marchez sur l'Elbe, entendez-vous avec Saint-Cyr et Davoust pour concentrer les forces éparses à Dresde, Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg; faites la boule de neige; traversez la Westphalie qui est libre et venez défendre la ligne du Rhin avec une armée de 170 000 Français que vous sauvez!»
«NAPOLÉON.»
Cette lettre fut envoyée à l'état-major de l'armée russe, tandis qu'une demi-douzaine de militaires illettrés, ivres de joie et de brandevin, condamnaient le brave colonel du 23ème de ligne à la mort des espions et des traîtres. L'exécution fut fixée au lendemain 12, et Mr Pierre-Victor Fougas, après m'avoir remercié et embrassé avec la sensibilité la plus touchante (il est époux et père), se vit enfermer dans la petite tour crénelée de Liebenfeld, où le vent soufflait terriblement par toutes les meurtrières.
La nuit du 11 au 12 novembre fut une des plus rigoureuses de ce terrible hiver. Mon thermomètre à minima, suspendu hors de ma fenêtre à l'exposition sud-est, indiquait 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Je sortis au petit jour pour dire un dernier adieu à Mr le colonel, et je rencontrai le bas officier Garok qui me dit en mauvais allemand:
– Nous n'aurons pas besoin de tuer le frantzouski, il est gelé.
Je courus à la prison. Mr le colonel était couché sur le dos, et roide. Mais je reconnus après quelques minutes d'examen que la roideur de ce corps n'était pas celle de la mort. Les articulations, sans avoir leur souplesse ordinaire, se laissaient fléchir et ramener à l'extension sans un effort trop violent. Les membres, la face, la poitrine donnaient à ma main une sensation de froid, mais bien différente de celle que j'avais souvent perçue au contact des cadavres.
Sachant qu'il avait passé plusieurs nuits sans dormir et supporté des fatigues extraordinaires, je ne doutais point qu'il ne se fût laissé prendre de ce sommeil profond et léthargique qu'entraîne un froid intense, et qui, trop prolongé, ralentit la respiration et la circulation au point que les moyens les plus délicats de l'observation médicale sont nécessaires pour constater la persistance de la vie. Le pouls était insensible, ou tout au moins mes doigts engourdis par le froid ne le sentaient pas. La dureté de mon ouïe (j'étais alors dans ma soixante-neuvième année) m'empêcha de constater par l'auscultation si les bruits du coeur révélaient encore ces battements faibles, mais prolongés, que l'oreille peut encore entendre lorsque la main ne les perçoit déjà plus.
Mr le colonel se trouvait à cette période de l'engourdissement causé par le froid, où pour réveiller un homme sans le faire mourir, des soins nombreux et délicats deviennent nécessaires. Quelques heures encore, et la congélation allait survenir, et avec elle l'impossibilité du retour à la vie.
J'étais dans la plus grande perplexité. D'un côté, je le sentais mourir par congélation entre mes mains; de l'autre, je ne pouvais pas à moi seul l'entourer de tous les soins indispensables. Si je lui appliquais des excitants sans lui faire frictionner à la fois le tronc et les membres par trois ou, quatre aides vigoureux, je ne le réveillais que pour le voir mourir. J'avais encore sous les yeux le spectacle de cette belle jeune fille asphyxiée dans un incendie, que je parvins à ranimer en lui promenant des charbons ardents sous les clavicules, mais qui ne put qu'appeler sa mère et mourut presque aussitôt malgré l'emploi des excitants à l'intérieur et de l'électricité pour déterminer les contractions du diaphragme et du coeur.
Et quand même je serais parvenu à lui rendre la force et la santé, n'était-il pas condamné par le conseil de guerre? L'humanité ne me défendait-elle pas de l'arracher à ce repos voisin de la mort pour le livrer aux horreurs du supplice?