B…, le manchot, alla même jusqu'à insinuer que le siège de Sébastopol n'était pas autre chose qu'une plaisanterie franco-russe des plus anodines et que, d'ailleurs, les Russes, c'est bien connu, aiment tant les Français qu'il leur répugnerait de tirer le moindre coup de fusil sur leurs alliés. Et puis, ajoutait-il, avoir les cuisses gelées, voilà-t-il pas une grande gloire! Un accident, tout au plus, à peine digne d'un hôpital civil.
A…. le cul-de-jatte, perdit patience:
–Si tu répètes ça, s'écria-t-il, je te f… mon pied dans le c…
B… le répéta.
Il n'avait pas plutôt terminé sa phrase que A… oubliant ses deux jambes restées là-bas, se levait, et avec une prestesse qu'on n'aurait pas attendue de lui, faisait le tour de B… et lui flanquait son pied dans le derrière.
Le manchot pâlit sous l'injure, puis, grinçant des dents, fou de rage, gratifia par deux fois son insulteur de soufflets retentissants; après quoi, se précipitant sur lui, il se disposait à l'étrangler de ses deux poings crispés.
Les témoins de cette scène pénible intervinrent alors et mirent fin au scandale.
Hein! Qu'est-ce que vous pensez de ma petite histoire?
Un cul-de-jatte qui flanque des coups de pieds dans le derrière d'un manchot lequel riposte par des giffles!!!
Vous haussez les épaules.
Fort bien, c'est si facile de hausser les épaules!
Mais de ces autres et suivantes histoires, que direz-vous?
Je vous laisse la parole, mon colonel:
«Je connais une jeune personne dont on avait amputé la cuisse; plusieurs fois elle s'est tenue et a fait quelques pas sur ses deux jambes, c'est-à-dire sur la jambe non amputée et sur la jambe de fluide vital; c'était ordinairement en sortant de son lit. Sa mère, témoin, était obligée de s'écrier:
«Ah! malheureuse! Tu n'as pas ta jambe de bois!»
» Un médecin de mes amis m'a assuré avoir vu un officier, dont la cuisse avait été amputée, marcher jusqu'au milieu de sa chambre sans s'apercevoir qu'il n'avait pas sa jambe de bois, et ne s'arrêter que lorsqu'il en faisait la réflexion; alors la jambe de fluide vital n'avait plus la force de supporter le poids de son corps.»
Haussez-vous encore les épaules?
Oui.
Eh bien! vous n'êtes pas poli pour l'armée, car ces deux dernières histoires de jambes de bois sont textuellement extraites du livre de M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas sur l'Extériorisation de la sensibilité.
Ah! ah! vous ne rigolez plus, mes drôles!
Vive l'armée!
LA SÉCURITÉ DANS LE CHANTAGE
Je reçois d'un fidèle lecteur la lettre suivante à laquelle je ne veux pas changer le moindre iota, bien que j'en réprouve hautement l'immorale tendance.
Le sujet que recèle cette missive m'a semblé assez ingénieux pour amuser, durant quelques minutes, la masse croissante et si fine de nos lecteurs.
«Cher monsieur Allais,
» Malgré tous vos louables efforts pour imprimer à l'industrie un mouvement ascensionnel, pour engrener la science sur des rails inédits, pour,—en un mot—renouveler la face du monde actif, les affaires—(il est lamentable de le constater)—marchent de mal en pis, le commerce ne bat plus que d'une aile, le marché devient de plus en plus lourd, comme disent les agioteurs.
» Pour peu qu'ils soient probes, les trafiquants se voient destinés à une ruine certaine doublée d'un déshonneur imminent.
» C'est, pénétré de ces tristes remarques que je me suis décidé, dans ma hâte de jouir des bienfaits de la vie, à me mettre voleur.
» Tout aussi propre à exercer que n'importe quel commerce, le vol possède l'avantage d'enrichir plus vite celui qui le pratique et d'apporter à l'existence plus d'imprévu que ne saurait le faire le métier le moins monotone.
» Je me suis composé, monsieur, une moralité aussi haute que celle émanant du Code Napoléon.
(Napoléon! Ça lui allait bien, à celui-là, de codifier la protection de la vie humaine et de la propriété!)
» Je ne vole que les riches, et c'est du superflu de ces messieurs que je forge mon nécessaire.
» Jusqu'à présent, n'est-ce pas, mon cher Allais, rien d'extraordinaire; mais voici éclater mon originalité:
» Non seulement je me moque du Code, mais aussi je me ris de la maréchaussée.
» Je me suis rendu imprenable, ou à peu près (car, en ce bas-monde, on ne peut répondre de rien).
» Aidé d'une femme remarquablement intelligente, ma maîtresse, je dérobe (et rien n'est plus facile) les enfants en bas âge appartenant à des familles riches.
» Le soir même de ce rapt, la famille riche du bébé reçoit, par une voie mystérieuse, une lettre et un panier renfermant un pigeon voyageur.
» La lettre dit en substance: « Famille riche, si tu veux revoir ton pauvre enfant, insère dans la pochette attachée au cou du présent pigeon, dix jolis billets de mille francs, et demain matin, à la première heure, ton pauvre sale gosse te sera rendu.»
» Ce truc si simple ne rate jamais; allez donc suivre un pigeon voyageur dans les hautains firmaments!
» Mon pigeonnier est établi dans une nation voisine de la France, en un petit endroit plutôt écarté dont vous m'excuserez de ne pas vous indiquer l'adresse exacte.
» Et puis, tout cela, entre nous, n'est-ce pas, car ce genre d'industrie un peu spéciale ne gagne rien à une publicité, si intelligente soit-elle.
» Je serre, cher monsieur Allais, votre rude main caleuse de travailleur opiniâtre.
Signature illisible,
Pas d'adresse.
Où s'arrêteront l'audace et l'ingéniosité des malfaiteurs? C'est ce que se demandent les honnêtes gens, non sans une certaine appréhension.
SENTINELLES, VEILLEZ!
Aux yeux de tous les personnages compétents, le chien est appelé à jouer un rôle considérable dans les grandes guerres européennes.
Chiens sentinelles, chiens éclaireurs, chiens anticyclistes, chiens estafettes, on les met à toutes les sauces, les pauvres toutous.
Dans ce curieux sport, l'Allemagne, sans contredit, marche à la tête des autres nations militaires, et, chaque jour, c'est à qui de MM. les officiers prussiens imaginera une nouvelle application du chien à un emploi militaire.
Me promenant récemment dans les environs les moins explorés de Koenigsberg, j'ai été assez heureux pour assister (par le plus grand des hasards, d'ailleurs, car je m'étais trompé de route) à des exercices infiniment suggestifs et qu'il importe de dévoiler au plus tôt.
On jugera de la stupeur qui m'envahit quand, d'un petit bois où je me trouvais égaré, j'aperçus la scène suivante:
Des soldats français et des soldats russes (je crus rêver!) ou plutôt—disons-le dès maintenant—des Allemands déguisés en Français et en Russes, fantassins, cavaliers, artilleurs, etc., etc., donnaient à manger à une forte meute de chiens, de ces gros chiens comme on en rencontre dans les Flandres, qui traînent des voitures à lait.
Et c'étaient des caresses, et c'étaient des bonnes paroles et de gros morceaux de viande!
Quand les chiens furent bien gavés, tous ces faux Français, tous ces pseudo-Russes les attelèrent à de petits chariots, les attachèrent à des piquets, grimpèrent à cheval et disparurent bientôt au loin.
Quelques instants plus tard surgissaient d'autres soldats, d'uniforme allemand ceux-là, qui se précipitèrent sur les chiens à coups de pied, à coups de fouet, et arrachant aux pauvres animaux les quelques os qu'ils rongeaient encore.
Après quoi, ils les détachèrent au son de mille horribles clameurs.
Comme bien vous le pensez, les infortunées bêtes n'attendirent point leur reste: en quelques minutes, tous les chiens, au grand galop, avaient rejoint leurs bienfaiteurs français et russes, là-bas, dans la campagne.
Qu'est-ce que cet étrange manège pouvait bien signifier?
Je résolus d'en avoir le coeur net et, au risque de me faire coffrer, je prolongeai mon séjour à Koenigsberg, poursuivant sans relâche et avec une remarquable intelligence mes patriotiques investigations.