La conversation d'un lieutenant pris de boisson me mit bientôt au courant.
Les chiens dont je viens de parler sont en cas de guerre, dressés à fuir, eux et leurs attelages, les troupes allemandes, pour aller rejoindre ces Français, ces Russes, dont ils n'ont jamais reçu que de bons traitements.
Les petites voitures qu'ils traînent derrière eux seront alors chargées d'effroyables substances dont l'explosion mettra fin à des milliers d'existences.
Le moment de la détonation peut être déterminé à une seconde près, grâce à un système d'horlogerie qu'on règle selon la distance qui sépare de l'ennemi.
Et ça n'est pas plus difficile que ça!
J'ajouterai que, ces chiens étant rendus aphones par une opération chirurgicale et les roulements des chariots se faisant sur caoutchouc, pas un bruit ne saurait révéler l'approche de cette terrible et ambulante machine infernale.
Messieurs les Français, vous voilà avertis!
UN BIZARRE ACCIDENT
Voulez-vous, mes petits amis, pour nous délasser un instant de la fixité de nos regards vers l'Est, jeter un léger coup d'oeil sur le laps de ces trente derniers ans passés, et alors, nous serons stupéfaits en considérant les progrès énormes accomplis par la pratique du vélocipède.
Avant les regrettables événements de 70-71, le vélocipède existait bien, mais sous la forme de rares spécimens. (Vous êtes trop jeunes pour vous rappeler cela.)
Il n'avait pas, d'ailleurs, revêtu la forme que nous lui connaissons actuellement, et même il prêtait au sourire de la grande majorité des Français d'alors.
Quelques rares originaux et qui ne craignaient point d'affronter les ricanements de leurs contemporains faisaient, seuls, usage de bicycles (comme on désignait les dites machines) et s'attiraient des piétons la spirituelle appellation d'imbéciles à roulettes!
Comme c'est loin, tout ça!
Aujourd'hui, en dépit de quelques grincheux, le cyclisme semble être entré définitivement en nos moeurs.
Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d'humbles conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins bords.
Je n'entreprendrai pas l'apologie de ce nouveau mode de locomotion: des plumes autrement autorisées que la mienne l'ont déjà fait avec un rare bonheur. (Avez-vous lu Voici des ailes, de Maurice Leblanc? Non. Eh bien, lisez-le, et vous me remercierez du tuyau.)
Ah! dame! la bécane procure quelquefois de petits ennuis. Cette médaille a un côté pile, ou plutôt pelle, pas toujours drôle, sans compter le passage du sportsman sous la roue de pesants camions, ou le piquage de tête dans les gouffres embusqués au coin d'insidieux tournants.
Ou des accidents plus étranges encore, témoin celui que voici:
Dimanche dernier, un groupe joyeux d'environ vingt vélocipédistes de l'A. T. C. H. O. U. M. (Association des Terrassiers Cyclistes du Havre et des Organistes Unis de Montivilliers) remontait, en peloton compact, le chemin creux qui, partant de la route de Cabourg à Étretat, aboutit au plateau de Notre-Dame de Grâce, près Honfleur.
Tout à coup, pareillement au crépitus d'un canon à tir rapide, une série de détonations déchira l'air.
Les vingt pneux des camarades venaient d'éclater.
(Accident? Malveillance? C'est ce que l'enquête ouverte par l'A.T.C.H.O.U.M. établira.)
Nos gaillards eurent bientôt fait de réparer le désastre, mais au moment où, d'un énergique et simultané travail, ils regonflaient leurs pneumatiques, voici qu'ils tombèrent tous sur le sol, en proie à des mouvements spasmodiques, et comme asphyxiés, les pauvres!
L'explication du phénomène est bien simple: les vingt-cinq pompes de ces messieurs, absorbant l'air ambiant pour l'enfourner au sein des caoutchoucs, avaient fait le vide dans le chemin creux et les cyclistes subissaient les affres du petit oiseau que, dans les laboratoires, on met sous la cloche de la machine pneumatique.
L'accident, par bonheur, n'eut pas de suite, une forte brise ayant ramené de l'air dans ces parages; mais tous les affiliés de l'A.T.C.H.O.U.M. ont bien juré que cette mésaventure leur servirait de leçon.
PÉNIBLES DÉBUTS
Une des premières visites que fit ce jeune homme, débarquant à Paris, fut pour moi, moi son vieux concitoyen.
–Une place? lui répondis-je, une belle place? Vous cherchez une belle place?
–Dam! aussi belle que possible.
–Eh bien, mon cher ami, je puis vous en indiquer une superbe!
–Ah! vraiment. Laquelle?
–La place de la Concorde.
Cette facile plaisanterie, vieille déjà de pas mal d'années, continue à m'enchanter comme aux premiers jours (ainsi certains vieillards conservent jusqu'au seuil du sépulcre la plus réjouissante allégresse).
Le jeune homme consentit à sourire, mais je vis bien qu'il ne goûtait pas intégralement ma petite facétie.
Pour le remettre en joie, je l'entraînai vers un bar voisin que je connais et où l'on rencontre le seul gin buvable de Paris.
Un vieux camarade, étrange type et fertile en avatars, s'y trouvait déjà.
–Comment va?
–Et toi?… Rien de neuf?
Je présentai mon jeune ami au personnage.
Justement cela tombait bien, le personnage venant d'acquérir un journal du soir et recrutant pour son organe une rédaction jeune, ardente et pas encore compromise. C'était touchant d'entendre le monsieur parler de la sorte.
Il fut convenu que mon protégé ferait partie du vespéral canard en question et qu'il écrirait chaque jour un Croquis de Paris de vingt ou trente lignes.
–Mais, protestait mollement le jouvenceau, je ne sais pas si je saurai, moi d'hier à Paris, écrire des choses bien parisiennes.
–Au contraire, mon garçon! affirmait l'autre. Ce sera bien mieux ainsi. Vous verrez Paris sous l'angle charmant de vos yeux ingénus et vous le décrirez d'une plume non encore souillée des mille compromissions de la capitale!
(Mon vieux camarade use parfois de ces termes grandiloquents.)
–Alors, entendu.
–Quant aux appointements,—je vous avoue que je suis pour l'instant un peu serré,—je ne saurais donc vous gorger d'or. Je vous offre 150 fr. par mois—somme dérisoire, je le sais… Ce sera pour vos cigares…
–Je ne fume pas.
–Tous mes compliments, jeune homme; je voudrais pouvoir en dire autant.
Ce fut donc convenu.
Dès le lendemain, le jeune homme entrait en fonctions.
Chaque jour, il abattit son petit Croquis de Paris, pas plus mal qu'un autre, ma foi, et même souvent de fort gentille tournure.
À la fin du mois, un peu ému, il se présentait à la caisse.
–Vous désirez? fit l'argentier.
–Je suis M. Un Tel, j'appartiens depuis un mois à la rédaction du journal, à raison de 150 fr. par mois, lesquels cent cinquante francs j'aimerais bien toucher à cette heure.
–Je n'ai pas d'ordre, monsieur. Voyez le directeur.
D'un bond, le jeune homme était chez le directeur.
–On refuse à la caisse de me régler mon traitement de ce mois.
–Quel traitement?
–Les 150 fr. que vous m'avez promis.
–Pardon, jeune homme, je vous ai, en effet, promis 150 fr.; mais, avais-je ajouté, c'était pour vos cigares. Or, vous m'avez déclaré vous-même que vous ne fumiez pas.
–!!!!!
LA SCIENCE ET LA RELIGION—ENFIN—MARCHENT LA MAIN DANS LA MAIN
(Panneau allégorique)
Vous souvient-il de cette amusante scène d'une vieille opérette d'Hervé, dans laquelle, un homme venant d'avoir l'oeil crevé par accident, arrive le médecin mandé à la hâte?
Au lieu de se ruer vers le plus immédiat des pansements, l'homme de l'art s'assied dans un fauteuil, et, doctoralement, s'informe des antécédents, et surtout des ascendances du blessé.
–N'auriez-vous pas eu, s'enquiert-il, dans vos parents, quelqu'un qui fût sujet aux affections des yeux?
Aux temps héroïques de l'admirable Hervé, les microbes n'existaient pas, ou plutôt ils existaient mais n'avaient pas encore essuyé l'effroyable publicité qui sévit sur eux depuis quelques années et dont ils se passeraient si bien, d'ailleurs.