Sans cela, Hervé eût complété sa plaisanterie et, sur des rythmes loufoques, expliqué que l'accident du bonhomme provenait, non point d'un cruel traumatisme comme on aurait pu se l'imaginer, mais bien de l'existence préalable d'un virulent microbe, le microbe de l'oeil crevé.
Ne riez pas, frivoles lecteurs!
Si nous n'avons pas encore le microbe de l'oeil crevé, nous détenons, au moins, celui du coup de soleil!
Ne continuez pas à rire, captivantes lectrices!
Le microbe de l'insolation vient d'être découvert et isolé par un médecin autrichien, si j'en crois (et j'en crois) la docte Causerie scientifique de notre savant et pittoresque confrère Henry de Varigny (le Temps, de samedi dernier).
Oui, mesdames et messieurs, l'insolation n'est plus un accident dû à la chaleur, il devient l'effet d'une infection microbienne que—le savant autrichien consent à admettre ce léger détail—favorisent les hautes températures.
«Cette méchante bestiole—je copie mon auteur—se tient avec prédilection dans la poussière du sol; elle hante surtout les routes un peu encaissées où elle guette le passant pour se précipiter dans ses poumons, tandis qu'il halète, et l'infecter.
» Il est vrai que le nombre et la variété des microbes qui se peuvent rencontrer dans la poussière de nos routes sont grands, et, dès lors, le signalement manque de précision. Apprenez alors que ce microbe présente encore ce caractère de ressembler beaucoup au microbe de la petite vérole.»
Suivent quelques lignes sceptiques de notre chroniqueur physiologiste.
Je ne partage pas, moi, l'affreux doute de M. de Varigny, et je me rallie à cette doctrine panmicrobiste qui rassemble déjà tant de passionnés adhérents.
Et celui qui tient en moi ce langage, ce n'est pas tant le savant austère que le catholique fervent.
La prescience de Dieu, l'intégrale prescience de Dieu, n'est-ce point le dogme indiscutable, fondamental et sacré?
Alors quoi d'étonnant à ce que Dieu, lequel a créé les microbes, comme il a créé toutes choses et tous êtres, quoi d'étonnant à ce que Dieu opère d'avance une sage distribution, bien raisonnée, de ces bestioles? À qui doit mourir du choléra, Dieu dépêche les microbes du choléra, de même qu'il décerne le microbe du coup de pied dans le cul à celui qui doit recevoir un coup de pied dans le cul.
Et maintenant, tas de francs-maçons, ne me parlez plus des conflits de la Science et de la Religion!
LE DROIT DE BOUCHON
Selon l'usage et comme tous mes confrères, j'ai fermé Vendredi-Saint dernier, ma boutique de charcuterie, et suis parti vers la banlieue, du côté de Saint-Ouen, hameau réputé pour sa riche floraison en tessons de bouteilles.
Il faisait un temps superbe, et même un peu trop chaud pour la saison; mais qu'importe la haute température, si l'on est libre!
Être libre, tout est là!
Il vaut mieux rôtir au soleil de l'indépendance que de goûter la fraîcheur au sein des cachots du despotisme et de la tyrannie.
Du moins, c'est mon avis.
Donc, nous voilà partis, toute ma famille et moi, la joie au coeur, la chanson aux lèvres, en bras de chemise (les messieurs), en léger corsage d'indienne (les dames et les demoiselles).
Une guinguette attira soudain nos regards, et surtout nos gosiers, car il commençait à faire une soif terrible.
Imaginez une de ces guinguettes à tonnelles, à balançoires, à toutes sortes de jeux et divertissements, une de ces guinguettes dont la seule vue vous fait pousser aux pieds des ailes de pigeon.
Une grosse enseigne: Au rendez-vous des Rigolos se complétait de cette condescendance: On peut apporter son manger.
Ayant déjeuné à la maison avant le départ, nous n'avions pas cru devoir emporter d'aliments avec nous, et nous le regrettâmes, car, grâce au manger dont il nous eût été si facile de nous lotir, nous aurions accompli une collation à la fois économique et réconfortante.
C'est le patron lui-même de l'établissement qui nous servit.
Pour dire quelque chose:
–Alors, on peut apporter son manger? dis-je.
–Parfaitement, monsieur, le monde sont libre d'apporter leur manger.
–Et leur boire?
–Ah! ça non, par exemple! Si le monde apportaient leur manger et leur boire, alors, moi, avec quoi que je me les calerais? Avec des briques?
–C'est trop juste.
–Il y a bien, parbleu, des gens qui ont le culot d'apporter leur vin, leur saint-galmier, leur cognac et tout le tremblement. Mais, moi, je n'entends pas de cette oreille-là; je leur fais payer un droit de bouchon de dix sous par bouteille introduite dans mon établissement.
–C'est un peu cher.
–Si ils ne sont pas contents, ils n'ont qu'à ne pas revenir.
À ce moment, un homme et une femme, cette dernière chargée d'un bébé, s'installèrent à une table du Rendez-vous des Rigolos.
L'homme demanda une chopine à cinquante et deux verres.
Pendant qu'ils buvaient, la femme allaita l'enfant.
–Patron, cria l'homme désaltéré, payez-vous!
Et il jeta une pièce d'un franc sur la table.
–Ça fait le compte, répondit le patron.
–Comment, ça fait le compte? Mais je vous donne vingt sous!
–Eh bien! justement, une chopine cinquante, plus cinquante pour le bouchon de votre petit jeune homme!
Le prolétaire fit une tête!
UNE ÉTRANGE COMPLEXION
PROLOGUE
Ayant perdu, fort jeune, son père et sa mère, Georges vivait avec sa vieille grand'-maman dont il était la dernière consolation, l'unique souci, la seule joie.
I
Or, un matin, Georges rencontra dans la rue le type même du charme féminin et de l'irrésistible séduction.
Georges ne songea même pas à résister: abandonnant son itinéraire, il suivit la jeune personne jusqu'au moment où elle s'engouffra dans un établissement dit de bouillon.
Une minute ne s'écoula certainement point avant que Georges ne pénétrât lui-même dans le restaurant.
Déjà, la jeune personne ne s'y trouvait plus mais, bientôt, elle réapparaissait, affublée d'un joli petit bonnet blanc et d'un tablier de même couleur.
Georges (qui n'est pas une bête) conclut que la jeune femme servait comme bonne dans la maison.
S'asseyant à l'une des tables dont le service semblait dévolu à la petite, il commanda, quoi donc! un bouillon, naturellement.
… Abrégeons.
Dès lors, le coeur de notre pauvre Georges fut pris dans le pire des engrenages.
Vingt fois par jour, il revenait s'asseoir à l'une des tables d'Eugénie (car vous avez deviné, n'est-ce pas, qu'elle s'appelait Eugénie) pour absorber mille aliments divers qu'il s'appliquait à choisir aussi légers que possible, mais dont l'ensemble ne laissait point que de le gaver tout de même, et solidement.
Ce qu'on peut appeler se nourrir de prétextes.
Aussi, c'était, à chaque repas familial, des désolations sans trêve:
–Tu ne manges pas, mon pauvre petit!
–Je n'ai pas faim, bonne maman.
–Il faut se forcer, mon chéri.
–Ça me ferait mal.
–Le plus drôle, c'est que tu ne maigris pas, depuis le temps que tu ne manges plus… Tu n'as pas mal quelque part?
–Mais non, bonne maman.
–Tu dors bien?
–Comme le peintre Luigi Loir lui-même.
–Ah! tu as une étrange complexion!
Et comme, en somme, Georges conservait sa bonne mine et sa belle humeur, la vieille grand'maman ne s'inquiétait pas outre mesure de cet inexplicable manque d'appétit.
II
Un jour, la petite bonne du restaurant dit à Georges:
–Il y a du nouveau.
–Ah!
–Je quitte la boîte.
–Ah!
–Oui, on m'a offert une place dans un magasin du boulevard où l'on vend un apéritif grec, le Kina Passonrigolo. C'est moi qui tiendrai le comptoir de dégustation. Vous me viendrez voir?
Le reste, vous le devinez! (Vous avez bien deviné que la petite s'appelait Eugénie.)
Georges remplaça son absorption d'aliments solides par une égale consommation d'apéritif breuvage.
Et sa bonne vieille grand'mère fut radieuse de lui voir tant d'appétit revenu!