Maintenant, Berin voyait des larmes dans les yeux de Marita. Quand elle avait inventé cette histoire de fuite de leur fille, elle n'avait pas pleuré.
“Quand tu as décidé de nous abandonner”, répliqua sèchement son épouse. “Quand il a fallu que je regarde mourir Nasos !”
“Juste Nasos ?” dit Berin.
“Ce n'est pas assez ?” répondit Marita en criant. “N'aimes-tu pas tes fils ?”
“Il y a un moment, tu as dit que Sartes était mort lui aussi”, dit Berin. “Arrête de me mentir, Marita !”
“Sartes est mort lui aussi”, insista son épouse. “Des soldats sont venus le chercher. Ils l'ont emmené pour qu'il devienne soldat de l'Empire et il n'est qu'un garçon. Combien de temps crois-tu qu'il survivra dans ce contexte ? Non, mes deux garçons sont morts, pendant que Ceres …”
“Quoi ?” demanda Berin d'un ton péremptoire.
Marita se contenta de secouer la tête. “Si tu avais été ici, ça ne serait peut-être même pas arrivé.”
“Tu étais ici, toi !” cracha Berin en tremblant de tout son corps. “C'était ça qui comptait. Tu t'imagines que je voulais partir ? Tu étais censée t'occuper d'eux pendant que je nous trouvais de l'argent pour acheter à manger.”
Alors, pris par le désespoir, Berin sentit qu'il commençait à pleurer comme il n'avait pas pleuré depuis son enfance. Son fils aîné était mort. Malgré tous les autres mensonges produits par Marita, cette mort-ci semblait réelle. La perte creusait en lui un gouffre qui lui semblait impossible à combler, même avec le chagrin et la colère qui montaient en lui. Il se força à se concentrer sur les autres parce que cela semblait être le seul moyen d'empêcher que la douleur ne le submerge.
“Des soldats sont venus chercher Sartes ?” demanda-t-il. “Des soldats de l'Empire ?”
“Tu crois que je mens sur ça ?” demanda Marita.
“Je ne sais plus que croire”, répondit Berin. “Tu n'as même pas essayé de les arrêter ?”
“Ils m'ont mis un couteau à la gorge”, dit Marita. “J'ai été obligée de le faire.”
“Tu as été obligée de faire quoi ?” demanda Berin.
Marita secoua la tête. “Il a fallu que je le fasse venir. Ils m'auraient tuée.”
“Alors, tu as préféré le leur livrer ?”
“Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que je pouvais refuser ?” demanda sèchement Marita. “Tu n'étais pas là.”
Et Berin s'en sentirait probablement coupable tout le restant de sa vie. Marita avait raison. Peut-être que, s'il avait été ici, ce ne serait pas arrivé. Il était parti pour que sa famille ne meure pas de faim et, pendant son absence, tout avait dégénéré. Cependant, la sensation de culpabilité ne remplaçait ni le chagrin ni la colère. Elle ne faisait que s'y ajouter. Elle bouillonnait en Berin. Il avait l'impression que quelque chose vivait en lui et luttait pour en sortir.
“Et Ceres ?” demanda-t-il d'un ton autoritaire. Il secoua Marita une fois de plus. “Dis-moi ! Et cette fois, pas de mensonges. Qu'as-tu fait ?”
Cependant, Marita se contenta de reculer une fois de plus et, cette fois, elle s'accroupit par terre et se recroquevilla sans même le regarder. “Trouve-le toi-même. C'est moi qui ai dû supporter ça, pas toi.”
Quelque part en lui-même, Berin voulait continuer à la secouer jusqu'à ce qu'elle lui réponde, voulait la forcer à dire la vérité par tous les moyens, mais il n'était pas ce type d'homme et il savait qu'il ne pourrait jamais l'être. Rien que l'idée de l'être le répugnait.
Quand il partit, il ne prit rien dans la maison. Il n'y avait rien qu'il veuille emporter. Quand il se retourna et regarda Marita, qui était tellement absorbée par sa propre amertume parce qu'elle avait abandonné son fils et essayé de dissimuler ce qui était arrivé à leurs enfants, il eut peine à croire qu'il avait jamais tenu à cette maison.
Berin sortit à l'air libre et cligna des yeux pour se débarrasser de ses dernières larmes. Ce fut seulement au moment où l'éclat du soleil le frappa qu'il se rendit compte qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il allait faire par la suite. Que pouvait-il faire ? Il ne pouvait plus aider son fils aîné, plus maintenant, mais les autres pouvaient être n'importe où.
“Aucune importance”, se dit Berin. Il sentait sa résolution intérieure se transformer en une chose qui ressemblait au fer qu'il travaillait. “Ça ne m'arrêtera pas.”
Peut-être un voisin avait-il vu où ils étaient partis. Quelqu'un savait forcément où se trouvait l'armée et Berin savait aussi bien que quiconque qu'un homme qui fabriquait des épées pouvait toujours trouver le moyen de se rapprocher d'une armée.
En ce qui concernait Ceres … il y trouverait quelque chose. Il fallait bien qu'elle soit quelque part, parce que l'autre idée était impensable.
Berin regarda la campagne qui s'étendait autour de sa maison. Ceres était quelque part et Sartes aussi. Il prononça ses paroles suivantes à voix haute parce que c'était comme une façon d'en faire une promesse adressée à lui-même, au monde et à ses enfants.
“Je vous retrouverai tous les deux”, jura-t-il, “quoiqu'il m'en coûte.”
CHAPITRE QUATRE
Respirant avec difficulté, Sartes courait parmi les tentes de l'armée, un parchemin serré dans la main. Il s'essuya la sueur des yeux. Il savait que, s'il n'arrivait pas assez tôt à la tente de son commandant, il serait fouetté. Il se baissait rapidement et se frayait un chemin de son mieux, car il savait qu'il ne lui restait presque plus de temps. Il avait déjà été retardé bien trop souvent.
Sartes avait déjà des marques de brûlure sur les tibias à cause des fois où il s'était trompé. A présent, leurs piqûres n'étaient que quelques-unes des nombreuses qu'il avait. Il cligna des yeux, désespéré, et scruta le camp militaire en essayant de trouver la bonne direction à prendre dans l'infini quadrillage de tentes. Il y avait des signes et des étendards pour indiquer la route mais il avait encore peine à assimiler leur signification.
Sartes sentit quelque chose lui accrocher le pied. Il tomba et le monde sembla se renverser pendant sa chute. L'espace d'un instant, il crut qu'il avait trébuché sur une corde mais, quand il leva les yeux, il vit des soldats qui riaient. Celui qui se trouvait à leur tête était un homme plus âgé. Ses cheveux longs comme une barbe de trois jours viraient au gris et il avait les cicatrices que lui avaient infligées les trop nombreuses batailles qu'il avait connues.
Alors, Sartes ressentit de la peur mais aussi une sorte de résignation; c'était simplement la vie à l'armée pour un appelé comme lui. Il ne demanda pas à savoir pourquoi l'autre homme avait fait ça parce que, s'il disait quelque chose, il se ferait inévitablement battre. Pour autant qu'il sache, il y avait de fortes chances pour que cela arrive quoi qu'il fasse.
Au lieu de se révolter, il se leva et enleva la plus grande partie de la boue de sa tunique.
“Tu fais quoi, gamin ?” demanda autoritairement le soldat qui l'avait fait tomber.
“J'ai une commission pour mon commandant, monsieur”, dit Sartes en soulevant un morceau de parchemin pour que l'autre homme le voie. Il espérait que ça suffirait à lui éviter les ennuis. C'était rarement le cas, en dépit des règles qui disaient que les ordres avaient plus d'importance que toute autre chose.
Depuis qu'il était arrivé ici, Sartes avait appris que l'Armée Impériale avait beaucoup de règles. Certaines étaient officielles : quitter le camp sans permission, refuser de suivre les ordres ou trahir l'armée pouvait vous valoir la peine de mort. Si on marchait dans le mauvais sens ou qu'on faisait quelque chose sans permission, on pouvait se faire battre. Cela dit, il y avait aussi d'autres règles. Elles étaient moins officielles mais pouvaient être tout aussi dangereuses à enfreindre.
“De quelle commission s'agit-il ?” demanda à savoir le soldat. A présent, d'autres soldats se rassemblaient pour contempler la scène. Comme l'armée fournissait toujours trop peu de sources de distraction, s'il y avait la perspective d'un peu d'amusement aux dépens d'un appelé, les gens venaient y assister.