Sophia savait qu'elle avait raison mais, malgré cela, elle regrettait de ne pas pouvoir soutenir Cora comme cette dernière l'avait soutenue contre le Prince Rupert.
Tu as raison, répondit-elle par télépathie, je suis désolée.
Fais juste attention à ce que Cora ne sache pas que tu l'espionnais. Avec ce type de sujet, tu sais que ça peut être très personnel.
Sophia le savait parce que, en ce qui concernait la tentative de Rupert de la forcer à devenir sa maîtresse, elle ne voulait ni en parler, ni y penser ni devoir s'y confronter à nouveau de quelque façon que ce soit.
Par contre, sa grossesse était une autre histoire. Il s'agissait d'elle et de Sebastian et c'était quelque chose d'énorme, de compliqué et de potentiellement merveilleux. C'était juste que c'était aussi un désastre potentiel, pour elle et pour toutes celles qui l'entouraient.
“Tu la mets dans de l'eau”, dit Cora pour lui expliquer le fonctionnement de la poudre, “puis tu bois l'eau. Le lendemain matin, tu n'es plus enceinte.”
En expliquant le processus à Sophia, elle le présentait comme si c'était extrêmement simple. Pourtant, Sophia hésitait à lui prendre la poudre. Elle tendit la main et, quand elle la toucha, il lui sembla trahir une chose qui l'unissait à Sebastian. Elle prit quand même la bourse à Cora, la soupesa dans sa main, la regarda fixement comme si cela pouvait lui apporter les réponses qu'il lui fallait d'une façon ou d'une autre.
“Tu n'es pas obligée de le faire”, dit Emeline. “Tu as peut-être raison. Ton prince viendra peut-être. Ou alors, tu trouveras peut-être une autre solution.”
“Peut-être”, dit Sophia. A ce moment-là, elle ne savait que penser. L'idée qu'elle puisse avoir un enfant de Sebastian pouvait être une chose merveilleuse en d'autres circonstances, pouvait lui donner l'heureuse perspective de fonder une famille, de s'installer quelque part, d'être en sécurité. Cependant, là où elle était, cela lui semblait être un défi au moins aussi massif que tous les dangers qu'elles avaient affrontés en allant vers le nord. Elle n'était pas sûre d'être capable de faire face à ce défi-là.
Où pouvait-elle élever un enfant ? Ce n'était pas comme si elle avait un endroit où habiter. Ces temps-ci, elle n'avait même pas de tente personnelle, juste l'abri partagé du chariot qui la protégeait contre la bruine qui tombait dans l'obscurité et lui mouillait les cheveux. Comme elles avaient même volé le chariot, elles auraient dû se sentir un peu coupables à chaque fois qu'elles mangeaient ou buvaient à cause de la façon dont elles l'avaient acquis. Est-ce que Sophia pouvait passer toute sa vie à voler ? Pouvait-elle le faire pendant qu'elle élevait son enfant ?
Peut-être arriverait-elle à rejoindre la grande maison située au cœur de Monthys et qui se trouvait tout près. Et après ? Cette maison serait en ruine, impossible à habiter, et ce serait encore moins un endroit sûr où élever un enfant. Ou alors l'endroit serait déjà occupé et Sophia devrait faire tout son possible rien que pour prouver aux occupants qui elle était.
Et même après ça, que se passerait-il ? Pensait-elle que les gens accepteraient une fille avec le masque de la déesse tatoué sur le mollet, ce qui montrerait qu'elle était une des Oubliées ? Pensait-elle que les gens l'accepteraient, lui donneraient un endroit où élever son enfant ou l'aideraient de quelque façon que ce soit ? Ce n'était pas comme ça que les gens traitaient les filles comme elle.
Pouvait-elle donner vie à un enfant dans un monde comme celui-là ? Était-il juste de faire naître une créature aussi démunie qu'un enfant dans un monde qui contenait une telle cruauté ? Sophia ne savait pas comment être une mère et n'avait rien d'utile à apprendre à sa descendance. Tout ce qu'elle avait appris dans son enfance avait été la cruauté qui venait de la désobéissance ou la violence que les méchants orphelins devaient s'attendre à subir.
“Nous ne sommes pas obligés de nous décider maintenant”, dit Emeline. “Cela peut attendre jusqu'à demain.”
Cora secoua la tête. “Plus tu attendras, plus ce sera dur. Il vaut mieux —”
“Arrêtez”, dit Sophia, interrompant la dispute naissante. “Assez discuté. Je sais que vous essayez toutes les deux de m'aider mais ce n'est pas une chose que vous pouvez décider pour moi. Ce n'est même pas une chose que je suis sûre de pouvoir décider moi-même mais je vais devoir le faire et il faut que je le fasse seule.”
C'était le genre de chose dont elle aurait aimé pouvoir parler avec Kate mais, quand elle lança un autre appel télépathique à sa sœur dans la nuit, elle n'obtint aucune réponse. De toute façon, en vérité, Kate était probablement plus douée pour résoudre les problèmes où il fallait se battre contre des ennemis ou échapper à des poursuivants. Comme Sophia, la grossesse était un genre de chose qu'elle n'avait jamais eu à affronter.
Sophia alla de l'autre côté du chariot, emmenant la poudre de Cora avec elle. Elle ne leur dit pas ce qu'elle allait faire ensuite parce que, à ce moment-là, elle n'était même pas sûre de le savoir elle-même. Sienne se leva pour la suivre mais Sophia repoussa la chatte de la forêt par la pensée.
Elle ne s'était jamais sentie aussi seule qu'à ce moment.
CHAPITRE TROIS
La dernière fois qu'Angelica s'était rendue chez la Douairière, elle y avait été convoquée. Ce jour-là, elle avait été assez inquiète. Maintenant qu'elle y allait volontairement, elle était terrifiée et elle détestait ça. Elle détestait se sentir impuissante tout en étant une des nobles les plus importantes du royaume. Elle pouvait faire ce qu'elle souhaitait aux domestiques, à ses soi-disant amis, à la moitié des nobles du royaume, mais la Douairière pouvait quand même la condamner à mort.
Ce qui était encore pire, c'était qu'Angelica lui avait elle-même donné ce pouvoir. Elle l'avait fait dès le moment où elle avait essayé de droguer Sebastian. Dans ce royaume, le monarque ne pouvait pas se contenter de claquer des doigts pour condamner quelqu'un à mort mais, dans le cas d'Angelica … si la Douairière décidait de la faire juger, n'importe quel jury de nobles dirait qu'elle s'était comportée en traîtresse.
Donc, quand elle arriva aux portes des appartements de la Douairière, elle se força à attendre un peu et à se calmer. Les gardes qui s'y trouvaient ne dirent rien et se contentèrent d'attendre qu'Angelica explique pourquoi elle voulait entrer. Si elle avait eu plus de temps, Angelica aurait envoyé un domestique pour demander cette audience. Si elle avait eu plus confiance en son pouvoir, elle aurait réprimandé les gardes pour ne pas lui avoir témoigné une déférence appropriée.
“Il faut que je voie sa majesté”, dit Angelica.
“Personne ne nous a dit que notre reine allait recevoir quelqu'un”, dit un des gardes sans formuler la moindre excuse ni faire preuve de la courtoisie qu'il devait à Angelica. En son for intérieur, Angelica décida que cet homme paierait pour son insolence en temps et en heure. Peut-être pourrait-elle trouver le moyen de le faire renvoyer à la guerre ?
“Je n'ai su que ce serait nécessaire qu'il y a peu”, dit Angelica. “Veuillez lui demander si elle veut bien me recevoir. C'est à propos de son fils.”
A ces mots, le garde hocha la tête et entra dans les appartements de la Douairière. La position d'Angelica n'avait pas suffi à le convaincre d'obéir mais le nom de Sebastian l'avait fait. Peut-être savait-il simplement ce que la Douairière avait déjà expliqué à Angelica : elle était prête à presque tout pour le bien de ses fils.
C'était ce qui faisait espérer à Angelica que son plan marcherait peut-être mais c'était aussi ce qui le rendait dangereux. La Douairière pourrait faire le nécessaire pour empêcher Sebastian de quitter le palais mais elle pourrait tout aussi facilement faire tuer Angelica pour ne pas avoir réussi à le séduire autant qu'on le lui avait ordonné. Rendez-le heureux, lui avait dit la vieille chouette, ne lui laissez pas le temps de penser à une autre femme. Ce qu'elle avait entendu par là avait été bien assez clair.