Il y avait des portes qui menaient de l’hôpital à une sorte de balcon qui semblait avoir poussé de l’arbre lui-même. Il entourait l’arbre comme un grand champignon qui aurait poussé sur le tronc et il était largement assez grand pour le tenir avec une dizaine d’autres personnes. Kevin avança dessus. Entouré par les arbres, il absorba la beauté du monde qui s’étendait au-dessous. Çà et là, de petits vaisseaux filaient entre les arbres avec autant d’agilité que des oiseaux, ou ils montaient vers les grands vaisseaux qui attendaient en orbite. Des oiseaux plus gros que Kevin nichaient dans certaines des branches et chantaient des chansons qui remplissaient l’air de musique pendant que des vignes vierges pendaient presque jusqu’au sol et que des créatures à fourrure à moitié aussi grandes que Kevin faisaient l’aller-retour sur le tronc.
À cet endroit, l’air était parfumé et ce n’était pas uniquement à cause du musc des fleurs de la forêt et de la canopée feuillue, même s’ils y contribuaient. C’était aussi dû au fait qu’il pouvait inspirer à fond sans souffrir et se tenir là sans avoir de vertiges à cause de la leucodystrophie qui avait menacé de l’engloutir. C’était très étrange de se tenir là comme ça et, plus Kevin le faisait, plus il était certain que toute sa vie avait été affectée par cette maladie. Il avait cru qu’elle n’était entrée dans sa vie qu’au cours des quelques derniers mois, mais la saveur de l’air d’ici lui apprit qu’elle avait toujours fait partie de lui, rôdant, attendant son heure et ne se manifestant qu’au stade où elle avait été trop avancée pour être curable.
Il se tenait là, observait l’immensité et la beauté du monde qui l’entourait et l’émotion brute lui semblait tout simplement irrésistible. Il lui était arrivé tant de choses, et maintenant, il se sentait mieux que jamais. Pourtant, il se sentait minuscule face aux défis de la vie. Il avait l’impression qu’il y avait trop de choses qu’il ne savait pas, trop de choses qu’il lui fallait encore apprendre et comprendre. Il avait toute cette nouvelle vie à passer et il y avait tant de choses à y apprendre et à y faire que, même maintenant, il ne savait pas si cette vie allait suffire.
— Kevin, tu vas bien ? demanda Chloe, qui sortit après lui.
Pendant un moment ou deux, Kevin voulut se cacher derrière l’étrangeté de tout ce qu’il avait vécu. Il voulut lui dire qu’il se remettait du choc de ce qui s’était passé, ou de sa guérison subite. Il voulait faire comme si tout allait bien. Il voulait mentir alors que Chloe était une des rares personnes qui méritait mieux que des mensonges.
Il savait qu’il ne pouvait pas faire ça.
— Je … Chloe, j’ai quelque chose à te dire.
— Tu es amoureux de Luna, dit Chloe.
Elle resta là, aussi immobile qu’une statue, sans dire un mot, attendant visiblement que Kevin veuille bien le faire. Il lui fallut un moment parce que Chloe l’avait pris de vitesse et il avait besoin de se remettre du choc.
Il hocha la tête.
— Je … elle est mon amie depuis toujours. Je pense à elle tout le temps. Je voudrais … je voudrais ressentir la même chose pour toi, mais ce n’est pas le cas.
Chloe resta immobile pendant ce qui sembla être une éternité et Kevin se dit qu’il aurait voulu ne pas lui infliger cette sorte de douleur, même s’il savait qu’il n’avait pas eu le choix. Il ne voulait pas la faire souffrir, mais il ne voulait pas non plus lui mentir. Kevin attendit qu’elle craque, lui crie dessus, réagisse avec toute l’émotion dont il la savait remplie à ras bord. Pourtant, elle resta où elle était, immobile comme une statue.
— Oui, dit-elle finalement, je sais.
— Tu le sais, dit Kevin. C’est tout ?
— Que veux-tu que je dise ? répliqua Chloe, et Kevin entendit alors sa douleur. J’ai mal, bien sûr, mais, dans la Ruche, j’ai vu que les choses pouvaient être bien pires. J’ai vu qu’il était mal d’imposer ce qu’on ressent aux gens. Je …
Kevin voyait qu’elle avait les larmes aux yeux et il la prit instinctivement dans ses bras et la tint près de lui pour la réconforter. Il était quasiment sûr que ce n’était pas la personne qui venait de dire qu’elle ne vous aimait pas qui devait vous réconforter, mais il le fit quand même.
— Je suis désolé, dit-il. Je voudrais —
— Tu voudrais quoi, Kevin ? demanda Chloe. Que rien de tout cela ne soit arrivé ? Tu ne dois pas vouloir ça. Je ne le veux pas.
Une partie de Kevin le voulait, malgré ça. Il aurait voulu que l’invasion extra-terrestre n’ait jamais eu lieu. Il aurait voulu n’avoir jamais ouvert la capsule qu’ils avaient envoyée, ou il aurait voulu trouver le moyen d’empêcher les dégâts qui avaient été commis. Trop de gens avaient souffert, parfois à cause des choses qu’il avait faites. S’il pouvait effacer ces choses, il le ferait, tout simplement parce qu’il détestait la douleur qui hantait l’univers par sa faute. Pourtant, si rien de cela n’était arrivé, il n’aurait jamais rencontré Chloe, il n’aurait jamais fait la moitié des choses stupéfiantes qu’il avait faites.
Kevin comprit alors que Chloe avait raison : il ne devait pas désirer que les choses se soient passées différemment. Pourtant, alors même qu’il réfléchissait à la réponse qu’il allait faire à Chloe, il vit le ciel s’obscurcir et une forme beaucoup trop familière s’imposer au-dessus de ce monde.
— Non, murmura-t-il, non …
Le vaisseau-monde de la Ruche se positionna comme une sorte d’illusion d’optique, présent un moment, absent l’autre. Il planait au-dessus du monde des Ilariens, occupant le ciel. Déjà, des vaisseaux commençaient à en sortir, donnant l’impression qu’il était facile de déplacer une chose aussi immense et aussi terrifiante.
Kevin vit la générale s’Lara se ruer sur le balcon avec la même horreur qu’il ressentait à ce moment-là. Ils s’étaient crus à l’abri. Ils avaient cru qu’ils auraient au moins un peu de temps.
— Comment ? demanda-t-elle. Comment ont-ils pu nous retrouver alors que nous les avons semés ?
Elle regarda Kevin, Chloe puis Ro dans l’hôpital. Kevin voyait quels étaient ses soupçons et il avait du mal à ne pas les partager. Il ne pensa pas un seul instant que Ro ait fait quoi que ce soit délibérément, mais pouvait-il exister une connexion résiduelle à la Ruche ? Et s’ils poursuivaient Kevin, pas Ro ?
Il y réfléchissait encore quand Chloe avança en tendant le bras.
— Ce … ça pulse. Je crois … je crois qu’ils pistent cet objet. Enlevez-le-moi. Enlevez-le !
Kevin ne savait pas quoi dire. Au-dessus d’eux, le vaisseau-monde était encore là et déversait des petits vaisseaux qui promettaient la mort. Kevin leva les yeux vers eux et sentit à quel point tout cela était injuste. Les Ilariens venaient de le sauver, de lui donner la possibilité de vivre tout le reste de sa vie.
Maintenant que la Ruche était ici, Kevin était certain qu’ils allaient tous mourir.
CHAPITRE CINQ
Luna était … Luna était. Il fallait qu’elle essaie de s’en souvenir. Il fallait qu’elle se souvienne qu’elle existait, que c’était réel, pas seulement … seulement … non, la mémoire et les mots lui échappaient alors même qu’elle et le reste des … des Survivants, c’était ça, se dirigeaient vers les usines qui, selon eux, était les plus susceptibles de contenir les choses dont ils avaient besoin.
Luna s’acharnait contre l’intérieur de sa cage, s’attaquait à l’acier comme si ses mains pouvaient le déchiqueter. Elle voyait qu’il y avait maintenant du sang sur les barreaux et elle ne pouvait même pas se souvenir d’où il venait. Était-ce parce qu’elle s’attaquait au métal ou était-ce autre chose ? Elle essaya de s’arrêter, mais elle n’avait aucun contrôle sur son corps. Les extra-terrestres qui la contrôlaient voulaient qu’elle trouve le moyen de s’évader, de tuer, peu importe si elle se blessait pour cela.