— J’ai besoin de trouver un destin où personnes ne meure, insista-t-il. Il reconcentra son esprit dans le miroir, même s’il sentait que sa conscience commençait à lentement s’effilocher.
Il restait si peu de destins heureux. Ils ressemblaient à une mince collection de fils d’argent qui traversaient un monde où, partout ailleurs, régnait l’obscurité. Le problème était simple : des gens comme Altfor et sa famille, comme le roi Carris, feraient n’importe quoi pour conserver le pouvoir. Quel espoir y avait-il qu’ils abandonnent cette emprise sans une bataille qui entraînerait tous les autres avec eux ?
Cette possibilité était si mince que Royce doutait qu’elle existe réellement. Il pouvait voir les éléments qui la composaient, cependant, les décisions qui s’imbriquaient les unes avec les autres, si nombreuses que ce serait presque un miracle qu’elles finissent par concorder. Mais il pouvait voir d’où tout cela partait.
Il avait besoin de trouver son père.
— Mais où ? murmura Royce. Il imaginait ses amis le dévisager, pensant qu’il devait avoir l’air fou. Il les aperçut brièvement, regardant de l’autre côté du bateau, leurs regards suspicieux. À quoi pensaient-ils ? Que préparaient-ils ?
Royce retint son esprit à temps. Était-ce ainsi que tout avait commencé pour Barihash ? La facilité de voir tant de choses était-elle suffisante pour pousser quelqu’un à la folie ? Se forçant à se concentrer, Royce poussa son attention sur son père, essayant de voir où il était allé quand il avait quitté l’île. Il concentra toute son énergie pour ce faire, le reflet du miroir semblant s’éloigner de cette seule chose pour s’enrouler dans une multitude de possibilités. Royce les parcourut comme un homme dans une tempête de neige, essayant d’y voir au travers.
La lucidité vacilla en lui, et il réalisa qu’il savait déjà où son père était allé. Il y avait des papiers parmi les affaires de son père, déchirés en morceaux et que Royce avait entraperçu pendant quelques instants. Il y avait eu des mots sur eux, et maintenant Royce savait ce qu’ils voulaient dire, où ils voulaient l’amener.
Royce put tout contempler dans son ensemble, tout ce qu’il devait faire. Il leva les yeux du miroir. À son grand étonnement, il faisait nuit, les étoiles brillaient, le clair de lune se reflétait sur l’eau, et les Sept Îles n’étaient plus qu’un point à l’horizon.
— Est-ce que ça va ? demanda Mark, l’air inquiet.
Presque immédiatement, tous les détails merveilleux que Royce avait vus dans le miroir commencèrent à s’estomper. Le réseau complexe de choix et de décisions était trop complexe pour pouvoir le retenir bien longtemps.
— Je sais où nous devons aller, dit Royce.
Il se saisit de la barre, la manœuvra pour mettre leur embarcation sur un nouveau cap. Il savait aussi sûrement qu’il pouvait voir la lune que c’était la bonne direction et que son père était devant lui.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Matilde.
Royce n’avait pas les mots pour l’expliquer, ou plutôt si, mais le fait d’essayer de les formuler menaçait de faire disparaître ce qu’il avait vu. Il voulait partager ce qu’il savait avec ses compagnons, mais leur dire risquerait d’altérer ce qui devait arriver.
— C’est là-bas que nous devons aller, dit-il. Mon père… Je sais où il se trouve.
— Tu es sûr ? s’inquiéta Mark. Nous pensions qu’il serait dans les Sept Îles.
— Je… Royce ne pouvait pas l’expliquer. Il en était incapable. Tu me fais confiance, Mark ?
— Tu le sais bien, répondit Mark. Autour de lui, les autres hochèrent la tête, l’un après l’autre.
— Alors, il faut qu’on aille par-là, insista Royce. S’il vous plaît.
Pendant un moment, il redouta une dispute, peut-être essaieraient-ils de retourner le bateau vers le royaume, prétextant qu’il avait été possédé par le miroir. Mais tous semblèrent respecter sa décision, attendant que le bateau poursuive sa route.
Ils repartaient à la recherche de son père, mais cette fois-ci, Royce savait précisément où le trouver.
CHAPITRE DEUX
Dust errait sur l’île pendant que le chaos régnait tout autour de lui, ne comprenant qu’à peine ce qui se passait. Le feu surgissait partout où il posait le pied, et il ne semblait pas s’en préoccuper. Il errait en titubant, détaché de tout ce chaos, les rochers s’écroulant autour de lui, toute l’île implosant dans le genre d’entropie en laquelle Dust n’aurait jamais cru avant de regarder dans le miroir.
— J’avais tort, murmura-t-il tout en marchant. Tellement tort.
Autrefois, il avait cru en un monde où les prêtres savaient tout et avaient gardé le destin sur un unique chemin choisi. Puis, il avait été si sûr de pouvoir lui-même choisir ce chemin. Il avait vu les horreurs à venir, et il avait vu la mort nécessaire pour y mettre fin.
Dust ne savait plus quoi penser.
Il trébucha, tandis que des rochers dévalaient droit sur lui. Dust ne prit pas la peine de les esquiver, mais aucun ne le percuta, un soupçon d’intuition guidant ses pieds au bon endroit.
— Comment ? demanda-t-il. Comment peut-on en comprendre l’immensité ?
Il comprenait maintenant pourquoi le miroir était réputé pour priver les hommes de leur raison, même si personne ne lui avait dit. C’était une des choses qu’il avait vues. Il avait tout vu, et cet ensemble de visions était trop lourd à porter pour un seul esprit. Il en avait vu autant que dans la fumée des prêtres, et une infinité d’autres choses encore.
La lave éclata près de Dust, presque amorphe. Il se retourna pour y faire face, ses yeux n’y voyant à peine. Il était presque aveugle à ce genre de choses alors qu’il pouvait voir tout ce qui pouvait être, avait été, et ne serait jamais, le tout formant un enchevêtrement de possibles qu’il lui était impossible de démêler.
— J’ai tant fait, dit-il en grimpant au-dessus d’un monticule d’obsidienne sans même sentir les pierres lui entailler les paumes. Je pensais…
Il pouvait voir exactement ce qu’il avait pensé. D’abord, il avait pensé que les prêtres étaient dans le vrai, il leur avait donc obéit sans rien remettre en question. Il avait fait ce que les signes semblaient suggérer, même quand cela signifiait tuer des gens qui n’avaient pas été ses ennemis, qui n’auraient jamais été une menace pour lui. Même alors qu’il avait découvert les manigances des prêtres, il avait fait des choix qui avaient blessé des innocents. Il avait maudit un anneau pour semer le chaos. Il était venu chasser Royce…
— Je mérite de mourir, confessa Dust. Je le mérite.
Il se mit à tituber, réfléchissant à la meilleure façon de le faire, essayant de trouver ce qu’il devrait faire. Il errait dans un champ de pierre vitrifiées pas des siècles d’activité volcanique, sans se soucier des blessures qu’elles lui infligeaient. Du coin de l’œil, il vit quelque chose courir vers lui.
Dust se retourna sans y penser, évitant un coup de lance dirigé droit vers son cœur. Une sorte d’homme-lézard lui sifflait dessus, brandissant sa lance pour un nouveau coup. Dust s’approcha de la créature, lui écrasa simplement la gorge de ses doigts raidis. Elle recula en vacillant, en haletant, et Dust fondit sur elle, poignardant son cœur avec un couteau, à présent si près d’elle qu’il pouvait sentir la chaleur de son sang sur lui. C’était la seule chose qu’il pouvait ressentir à ce moment-là.
Alors que la bête tombait, Dust se maudissait de s’être défendu. Il aurait pu rester immobile à ce moment-là ; il aurait pu laisser la créature le tuer comme il le méritait pour tout ce qu’il avait fait.
— Tu peux encore le faire, se rassura Dust.
Il regarda le couteau dans ses mains, l’éclat du soleil sur son bord presque envoûtant malgré le sang noir qui l’enduisait maintenant. Il serait si facile de passer la lame à travers sa propre gorge, ou à travers les endroits d’où il était si facile de faire jaillir le sang. L’aspirant Angarthim avec lequel il s’était entraîné l’avait déjà fait auparavant, lorsque les efforts des prêtres les avaient rendus fous.