La pêche fut bonne; vingt et un poissons passèrent de la pièce d’eau dans le seau qui était leur prison de passage; ils ne devaient en sortir que pour périr par le fer et par le feu de la cuisine. La pêche était déjà bien en train, et l’on ne s’était pas encore aperçu que Jacques s’était esquivé. Madeleine fut la première qui remarqua son absence,mais elle ajouta:
«Il est probablement rentré pour arranger ses papillons.
– Les papillons qu’il n’a pas pris», dit Marguerite en riant, à l’oreille de Sophie.
Sophie lui répondit par un signe d’intelligence et un sourire.
«Qu’est-ce qu’il y a donc? dit Léon d’un air soupçonneux. Je ne sais pas ce qu’elles complotent, mais elles ont depuis ce matin, ainsi que Jacques, un air riant, mystérieux, narquois, qui n’annonce rien de bon.
MARGUERITE, riant
Pour vous ou pour nous?
LÉON
Pour tous; car, si vous nous jouez des tours[26] à Jean et à moi, nous vous en jouerons aussi.
JEAN
Oh! ne me craignez pas, mes chères amies: jouez-moi tous les tours que vous voudrez, je ne vous les rendrai jamais.
MARGUERITE
Que tu es bon, toi, Jean! Marguerite en allant à lui et lui serrant les mains. Ne crains rien, nous ne te jouerons jamais de méchants tours.
SOPHIE
Et nous sommes bien sûres que vous nous permettrez des tours innocents.
JEAN, riant
Ah! il y en a donc en train? Je m’en doutais[27]. Je vous préviens que je ferai mon possible pour les déjouer[28].
MARGUERITE
Impossible, impossible; tu ne pourras jamais.
JEAN
C’est ce que nous verrons.
LÉON
Voilà près de deux heures que nous pêchons, nous avons plus de vingt poissons; je pense que c’est assez pour aujourd’hui. Qu’en dites-vous, mes cousines?
CAMILLE
Léon a raison; retournons à nos cabanes, qui ne sont pas trop avancées; tâchons de rattraper Jacques, qui est le plus petit et qui a bien plus travaillé que nous.
JEAN
C’est précisément ce que je ne peux comprendre, Sophie, toi qui travailles avec lui, dis-moi donc comment il se fait[29] que vous ayez fait l’ouvrage de deux hommes, tandis que nous avons à peine[30] enfoncé les piquets de notre maison.
SOPHIE, embarrassée
Mais…, je ne sais,… je ne peux pas savoir.
MARGUERITE, vivement
C’est tout bonnement parce que nous sommes très bons ouvriers, très actifs, que nous ne perdons pas une minute, que nous travaillons comme des nègres.
MADELEINE
Savez-vous, mes amis, ce que nous faisons, nous autres? Nous ne faisons rien et nous perdons notre temps. Je suis sûre que Jacques est à l’ouvrage pendant que nous nous demandons comment il a fait pour tant avancer.
– Alons voir, allons voir, s’écrièrent tous les enfants, à l’exception de Marguerite et de Sophie.
– Il faut d’abord ranger nos lignes et nos hameçons, dit Sophie en les retenant.
– Et porter nos poissons à la cuisine dit Marguerite.
LÉON, d’un air moqueur et contrefaisant la voix de Marguerite
Et puis les faire cuire nous-mêmes, pour donner à Jacques le temps de finir.
JEAN, riant
Attendez, je vais voir où il est.»
Et il voulut partir en courant, mais Sophie et Marguerite se jetèrent sur lui pour l’arrêter. Jean se débattait doucement en riant; Camille et Madeleine accoururent pour lui venir en aide. Marguerite se jeta à terre et saisit une des jambes de Jean.
«Arrête-le, arrête-le; prends lui l’autre jambe», cria-t-elle à Sophie. Mais Camille et Madeleine se précipitèrent sur Sophie, qui riait si fort qu’elle n’eut pas la force de les repousser. Marguerite, tout en riant aussi, s’était accrochée aux pieds de Jean, qui lui aussi, riait tellement qu’il tomba le nez sur l’herbe. Sa chute ne fit qu’augmenter la gaieté générale; Jean riait aux éclats, étendu tout de son long sur l’herbe; Marguerite, tombée de son côté, riait le nez sur la semelle de Jean. Leur ridicule attitude faisait rire aux larmes Sophie, maintenue par Camille et Madeleine, qui se roulaient à force de rire. L’air brave de Léon redoubla leur gaieté. Il se tenait debout auprès des poissons et demandait de temps en temps d’un air mécontent: «Aurez-vous bientôt fini? En avez-vous encore pour longtemps?»
Plus Léon prenait l’air digne et fâché, plus les autres riaient. Leur gaieté se ralentit enfin; ils eurent la force de se relever et de suivre Léon, qui marchait gravement, accompagné d’éclats de rire et de gaies plaisanteries. Ils approchèrent ainsi du petit bois où l’on construisait les cabanes, et ils entendirent distinctement des coups de marteau si forts et si répétés qu’ils jugèrent impossible qu’ils fussent donnés par le petit Jacques[31].
«Pour le coup, dit Jean en s’échappant et en entrant dans le fourré, je saurai ce qu’il en est!
Sophie et Marguerite s’élancèrent par le chemin qui tournait dans le bois en criant: «Jacques! Jacques! garde à toi!» Léon courut de son côté et arriva le premier à l’emplacement des maisonnettes; il n’y avait personne, mais par terre étaient deux forts maillets, des clous, des chevilles, des planches, etc.
«Personne, dit Léon; c’est trop fort; il faut les poursuivre. À moi, Jean, à moi!»
Et il se précipita à son tour dans le fourré. Au bout de quelques instants[32] on entendit des cris partis du bois: «Le voilà! le voilà! il est pris! – Non, il s’échappe! – Atrape-le! à droite! à gauche!»
Sophie, Marguerite, Camille, Madeleine, écoutaient avec anxiété, tout en riant encore. Elles virent Jean sortir du bois, échevelé, les habits en désordre. Au même instant, Léon en sortit dans le même état, demandant à Jean avec empressement:
«L’as-tu vu? Où est-il? Comment l’as-tu laissé aller?[33]
– Je l’ai entendu courir dans le bois[34], répondit Jean, mais, de même que toi, je n’ai pu le saisir ni même l’apercevoir.»
Pendant qu’il parlait, Jacques, rouge, essoufflé, sortit aussi du bois et leur demanda d’un air malin ce qu’il y avait, pourquoi ils avaient crié et qui ils avaient poursuivi dans le bois.
LÉON, avec humeur
Fais donc l’innocent, rusé que tu es. Tu sais mieux que nous qui nous avons poursuivi et par quel côté il s’est échappé.
JEAN
J’ai bien manqué de le prendre tout de même; sans Jacques qui est venu me couper le chemin dans un fourré, je l’aurais empoigné.
LÉON
Et tu lui aurais donné une bonne leçon, j’espère.
JEAN
Je l’aurais regardé, reconnu, et je vous l’aurais amené pour le faire travailler à notre cabane. Allons, mon petit Jacques, dis-nous qui t’a aidé à bâtir si bien et si vite ta cabane. Nous ferons semblant de ne pas le savoir, je te le promets.
JACQUES
Pourquoi feriez-vous semblant?
JEAN
Pour qu’on ne te reproche pas d’être indiscret.
JACQUES
Ha! ha! vous croyez donc que quelqu’un a eu la bonté de m’aider, que ce quelqu’un serait fâché si je vous disais son nom, et tu veux, toi Jean, que je sois lâche et ingrat, en faisant de la peine à celui qui a bien voulu se fatiguer à m’aider?
LÉON
Ta, ta, ta, voyez donc ce beau parleur de sept ans! Nous allons bien te forcer à parler, tu vas voir.
JEAN
Non, Léon, Jacques a raison; je voulais lui faire commettre une mauvaise action, ou tout au moins une indiscrétion.
LÉON
C’est pourtant ennuyeux d’être joué par un gamin.
SOPHIE
N’oublie pas, Léon, que tu l’as défié, que tu t’es moqué de lui et qu’il avait le droit de te prouver....
LÉON
De me prouver quoi?
SOPHIE
De te prouver… que…, que....
MARGUERITE, avec vivacité
Qu’il a plus d’esprit que toi et qu’il pouvait te jouer un tour innocent, sans que tu aies le droit de t’en fâcher.
LÉON, piqué
Aussi[35] je ne m’en fâche pas, mesdemoiselles; soyez assurées que je saurai respecter l’esprit et la sagesse de votre protégé.
MARGUERITE, vivement
Un protégé qui deviendra bientôt un protecteur.
JACQUES, à Marguerite avec vivacité
Et qui ne se mettra pas derrière toi quand il y aura un danger à courir.
LÉON, avec colère
De quoi et de qui veux-tu parler, polisson?
JACQUES, vivement
D’un poltron et d’un égoïste.»
Camille, craignant que la dispute ne devînt sérieuse, prit la main de Léon et lui dit affectueusement: