Vous, avoir la Présidente de Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce quelle croit ne pas pouvoir obtenir. Quest-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce ; toujours mise à faire rire, avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch, et où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelquun, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors, vous désirerez cette femme ? Allons, Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets le secret.
Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent ! quel rival avez-vous à combattre ? un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ! Quelle honte si vous échouez ! et même combien peu de gloire dans le succès ! Je dis plus ; nen espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes ? jentends celles de bonne foi : réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir sépure par son excès, ces biens de lamour ne sont pas connus delles. Je vous le prédis ; dans la plus heureuse supposition, votre Présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on reste toujours deux. Ici cest bien pis encore ; votre prude est dévote, et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de lamour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du diable ; et quand, tenant votre maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non damour. Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux quelle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme sest encroûtée à ce point, il faut labandonner à son sort ; ce ne sera jamais quune espèce.
Cest pourtant pour ce bel objet que vous refusez de mobéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, et que vous renoncez à laventure la plus délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage sur vous ? Tenez, je vous en parle sans humeur : mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation ; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne maccoutumerai jamais à dire mes secrets à lamant de Madame de Tourvel.
Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle ; et en effet elle chante mieux quà une pensionnaire nappartient. Ils doivent répéter beaucoup de duos, et je crois quelle se mettrait volontiers à lunisson. Mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps à faire lamour, et ne finira rien. La petite personne de son côté est très farouche ; et, à tout événement, cela sera toujours beaucoup moins plaisant que vous nauriez pu le rendre : aussi jai de lhumeur, et sûrement je querellerai le Chevalier à son arrivée. Je lui conseille dêtre doux, car, dans ce moment, il ne men coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si javais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir ; et rien ne mamuse comme un désespoir amoureux. Il mappellerait perfide, et ce mot de perfide ma toujours fait plaisir ; cest, après celui de cruelle, le plus doux à loreille dune femme, et il est moins pénible à mériter. Sérieusement je vais moccuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause ! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre Présidente.
Paris, ce 7 août 17**.
Lettre VI. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil
Il nest donc point de femme qui nabuse de lempire quelle a su prendre ! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de lêtre et vous ne craignez pas de mattaquer dans lobjet de mes affections ! De quels traits vous osez peindre Madame de Tourvel ! quel homme neût point payé de sa vie cette insolente audace ? à quelle autre femme quà vous neût-elle pas valu au moins une noirceur ? De grâce, ne me mettez plus à daussi rudes épreuves ; je ne répondrais pas de les soutenir. Au nom de lamitié, attendez que jaie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de lamour ?
Mais que dis-je ? Madame de Tourvel a-t-elle besoin dillusion ? non ; pour être adorable il lui suffit dêtre elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal ; je le crois bien, toute parure lui nuit ; tout ce qui la cache la dépare. Cest dans labandon du négligé quelle est vraiment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse voir sa taille ronde et souple. Une seule mousseline couvre sa gorge ; et mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, na nulle expression. Et quexprimerait-elle, dans les moments où rien ne parle à son cœur ? Non, sans doute, elle na point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide dune phrase par un sourire étudié ; et quoiquelle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui lamuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre limage dune gaîté naïve et franche ! comme, auprès dun malheureux quelle sempresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compâtissante ! Il faut voir, surtout au moindre mot déloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras dune modestie qui nest point jouée. Elle est prude et dévote, et de là vous la jugez froide et inanimée. Je pense bien différemment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jusque sur son mari, et pour aimer toujours un être toujours absent ! Quelle preuve plus forte pourriez-vous désirer ? Jai su pourtant men procurer une autre.
Jai dirigé sa promenade de manière quil sest trouvé un fossé à franchir ; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide : vous jugez bien quune prude craint de sauter le fossé[7]. Il a fallu se confier à moi. Jai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs et le passage de ma vieille tante avaient fait rire aux éclats la folâtre dévote : mais dès que je me fus emparé delle, par une adroite gaucherie, nos bras sentrelacèrent mutuellement. Je pressai son sein contre le mien ; et, dans ce court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite. Laimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste embarras mapprit assez que son cœur avait palpité damour et non de crainte. Ma tante, cependant, sy trompa comme vous et se mit à dire : « Lenfant a eu peur ; » mais la charmante candeur de lenfant ne lui permit pas le mensonge, et elle répondit naïvement : « Oh non, mais » Ce seul mot ma éclairé. Dès ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude. Jaurai cette femme ; je lenlèverai au mari qui la profane : joserai la ravir au Dieu même quelle adore. Quel délice dêtre tour à tour lobjet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi lidée de détruire les préjugés qui lassiègent ! ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Quelle croie à la vertu, mais quelle me la sacrifie ; que ses fautes lépouvantent sans pouvoir larrêter, et, quagitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qualors, jy consens, elle me dise : « Je tadore » ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le dieu quelle aura préféré.