Soyons de bonne foi ; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyais mon cœur flétri ; et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais dune vieillesse prématurée. Mme de Tourvel ma rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès delle je nai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui meffraie est le temps que va me prendre cette aventure ; car je nose rien donner au hasard. Jai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut quelle se donne ; et ce nest pas une petite affaire.
Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. Je nai pas encore prononcé le mot damour ; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance et dintérêt. Pour la tromper le moins possible, et surtout pour prévenir leffet des propos qui pourraient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, et comme en maccusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce quil lui en coûtera pour le tenter. Elle est loin de penser quen plaidant, pour parler comme elle, pour les infortunées que jai perdues, elle parle davance dans sa propre cause. Cette idée me vint hier au milieu dun de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de linterrompre, pour lassurer quelle parlait comme un prophète. Adieu, ma très belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource.
P. S. À propos, ce pauvre Chevalier sest-il tué de désespoir ? En vérité, vous êtes cent fois plus mauvais sujet que moi, et vous mhumilieriez, si javais de lamour-propre.
Du château de, ce 9 août 17**.
Lettre VII. Cécile Volanges à Sophie Carnay[8]
Si je ne tai rien dit de mon mariage, cest que je ne suis pas plus instruite que le premier jour. Je maccoutume à ny plus penser, et je me trouve assez bien de mon genre de vie. Jétudie beaucoup mon chant et ma harpe ; il me semble que je les aime mieux depuis que je nai plus de maître : ou plutôt cest que jen ai un meilleur. M. le Chevalier Danceny, ce Monsieur dont je tai parlé, et avec qui jai chanté chez Mme de Merteuil, a la complaisance de venir ici tous les jours et de chanter avec moi des heures entières. Il est extrêmement aimable. Il chante comme un ange, et compose de très jolis airs dont il fait aussi les paroles. Cest bien dommage quil soit Chevalier de Malte ! Il me semble que sil se mariait, sa femme serait bien heureuse Il a une douceur charmante. Il na jamais lair de faire un compliment, et pourtant tout ce quil dit flatte. Il me reprend sans cesse, tant sur la musique que sur autre chose : mais il mêle à ses critiques tant dintérêt et de gaieté, quil est impossible de ne pas lui en savoir gré. Seulement quand il vous regarde, il a lair de vous dire quelque chose dobligeant. Il joint à tout cela dêtre très complaisant. Par exemple, hier, il était prié dun grand concert ; il a préféré de rester toute la soirée chez Maman. Cela ma bien fait plaisir ; car, quand il ny est pas, personne ne me parle, et je mennuie ; au lieu que quand il y est, nous chantons et nous causons ensemble. Il a toujours quelque chose à me dire. Lui et Madame de Merteuil sont les deux seules personnes que je trouve aimables. Mais adieu, ma chère amie : jai promis que je saurais pour aujourdhui une ariette dont laccompagnement est très difficile, et je ne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre à létude jusquà ce quil vienne.
De, ce 7 août 17**.
Lettre VIII. La Présidente de Tourvel à Madame de Volanges
On ne peut être plus sensible que je le suis, Madame, à la confiance que vous me témoignez, ni prendre plus dintérêt que moi à létablissement de Mademoiselle de Volanges. Cest bien de toute mon âme que je lui souhaite une félicité dont je ne doute pas quelle ne soit digne et sur laquelle je men rapporte bien à votre prudence. Je ne connais point M. le Comte de Gercourt ; mais, honoré de votre choix, je ne puis prendre de lui quune idée très avantageuse. Je me borne, Madame, à souhaiter à ce mariage un succès aussi heureux quau mien, qui est pareillement votre ouvrage, et pour lequel chaque jour ajoute à ma reconnaissance. Que le bonheur de Mademoiselle votre fille soit la récompense de celui que vous mavez procuré ; et puisse la meilleure des amies être aussi la plus heureuse des mères !
Je suis vraiment peinée de ne pouvoir vous offrir de vive voix lhommage de ce vœu sincère, et faire, aussitôt que je le désirerais, connaissance avec Mademoiselle de Volanges. Après avoir éprouvé vos bontés vraiment maternelles, jai droit despérer delle lamitié tendre dune sœur. Je vous prie, Madame, de vouloir bien la lui demander de ma part, en attendant que je me trouve à portée de la mériter.
Je compte rester à la campagne tout le temps de labsence de M. de Tourvel. Jai pris ce temps pour jouir et profiter de la société de la respectable Madame de Rosemonde. Cette femme est toujours charmante : son grand âge ne lui fait rien perdre ; elle conserve toute sa mémoire et sa gaieté. Son corps seul a quatre-vingt-quatre ans ; son esprit nen a que vingt.
Notre retraite est égayée par son neveu le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage ; mais il me semble quil vaut mieux quelle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et il saccuse de ses torts avec une candeur rare. Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité. Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire : mais je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de Paris ne lui fassent oublier tous mes sermons. Le séjour quil fera ici sera au moins autant de retranché sur sa conduite ordinaire ; et je crois que, daprès sa façon de vivre, ce quil peut faire de mieux est de ne rien faire du tout. Il sait que je suis occupée à vous écrire, et il ma chargée de vous présenter ses respectueux hommages. Recevez aussi le mien avec la bonté que je vous connais, et ne doutez jamais des sentiments sincères avec lesquels jai lhonneur dêtre, etc.
Du château de, ce 9 août 17**.
Lettre IX. Madame de Volanges à la Présidente de Tourvel
Je nai jamais douté, ma jeune et belle amie, ni de lamitié que vous avez pour moi, ni de lintérêt sincère que vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce nest pas pour éclaircir ce point, que jespère convenu à jamais entre nous, que je réponds à votre réponse : mais je ne crois pas pouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du Vicomte de Valmont.
Je ne mattendais pas, je lavoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous et lui ? Vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez-vous pris lidée de lâme dun libertin ? Vous me parlez de sa rare candeur : oh ! oui ; la candeur de Valmont doit être en effet très rare. Encore plus faux et dangereux quil nest aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il na fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il neut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. Mon amie, vous me connaissez ; vous savez si, des vertus que je tâche dacquérir, lindulgence nest pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était entraîné par des passions fougueuses ; si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge, blâmant sa conduite, je plaindrais sa personne, et jattendrais, en silence, le temps où un retour heureux lui rendrait lestime des gens honnêtes. Mais Valmont nest pas cela : sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce quun homme peut se permettre dhorreurs sans se compromettre, et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne marrête pas à compter celles quil a séduites : mais combien nen a-t-il pas perdues !