— Ne me dis pas que tu es allée au Marché aux Puces habillée ainsi ?
— Qui a parlé des Puces ? Je me suis rendue à Neuilly dire bonjour à Henri Hartmann…
— Tu es malade ? gémit Aldo tout de suite inquiet.
— Mais non : enceinte ! Je t’ai dit que je te rapportais quelque chose. Eh bien voilà : tu auras un nouveau petit Morosini en septembre !
De joyeuses exclamations saluèrent la nouvelle. Seul Aldo ne dit rien sinon :
— Tu en es sûre ?
— Absolument ! Et ne t’en prends qu’à toi : cela date du carnaval. Le bal chez les Brandolini, tu te souviens ?
Oh, oui, il s’en souvenait de ce magnifique bal de la Mer où sa Lisa déguisée en sirène avec une étoile de mer en corail et des fils de perles dans ses longs cheveux répandus sur les épaules avait dansé presque toute la soirée – et à tour de rôle ! – avec deux tritons musclés qui avaient eu le don d’exaspérer son époux déguisé en lui-même, c’est-à-dire en habit avec un domino vert de mer cousu d’algues en rubans. S’en était suivie une mémorable scène de ménage qui s’était muée peu à peu en une réconciliation torride car Lisa était vraiment irrésistible ce soir-là.
— Pourquoi ne dois-je m’en prendre qu’à moi ? fit-il vexé. Il me semble que tu as bien ta part de responsabilité, non ?
— Oh non ! Tu l’as fait exprès ! Tu as même pris la peine de m’en informer afin de me faire tenir tranquille durant quelques mois.
— Moi ? J’ai dit ça ?
— Assurément ! Il est vrai que ton élocution manquait un peu de clarté à cause de tout ce que tu avais bu mais l’intention y était, conclut Lisa en riant.
Elle alla s’asseoir auprès de la marquise tandis que son époux demandait :
— Mais pourquoi Hartmann ? Il est spécialiste des voies digestives et…
— …et président de la société de Gynécologie et d’Obstétrique. En outre je l’aime bien et enfin, si j’étais allée consulter Di Marco chez nous, Venise entière serait déjà au courant. J’ai profité de ce petit voyage pour éclaircir mes doutes.
— C’est merveilleux ! s’écria Aldo qui retrouvait le sourire. Je suis très heureux, mon cœur… mais es-tu certaine qu’il n’y a qu’un bébé ?
Lisa se mit à rire. Elle-même s’était posé la question, sa précédente grossesse ayant abouti à la naissance des jumeaux Antonio et Amelia, les enfants les plus adorables que l’on puisse voir mais qui à deux ans et demi donnaient du fil à retordre à toute la maisonnée et cela depuis qu’ils étaient capables de se déplacer. Le génie inventif de ces deux bambins aux yeux d’azur identiquement casqués d’épaisses boucles brunes, s’annonçait exceptionnel. Tout comme leur gentillesse et leur franchise car il ne leur serait jamais venu à l’esprit de dissimuler quoi que ce soit des sottises dont ils étaient plutôt fiers. En outre, ils étaient si affectueux que l’exercice de l’autorité parentale avait toujours quelque chose de surhumain. Bref ils étaient aussi adorables qu’invivables et l’idée d’un nouvel exemplaire du duo avait de quoi faire réfléchir.
— On ne peut jamais jurer de rien, assura Lisa, mais selon Hartmann ce serait surprenant.
— Ah voilà qui me rassure ! Que faisons-nous à présent ?
— Je propose de passer à table, gémit Madame de Sommières. Il est tard et Eulalie va nous faire la tête pendant trois jours si nous gâchons sa cuisine !
Le déjeuner fut très gai. On but à la santé de celui ou celle qui allait venir. Aldo était enchanté. Jadis il avait un peu souffert d’être enfant unique, comme elle-même et la perspective de fonder une nombreuse famille lui plaisait comme lui plaisait l’idée de se changer un jour en patriarche. Il en oubliait même les énigmatiques joyaux de Madame d’Ostel et ce fut Marie-Angéline qui les ramena sur le tapis en lui demandant ce qu’il avait l’intention de faire après sa visite à Maître Bernardeau si celui-ci ne lui apprenait rien de nouveau.
— Au fait c’est vrai, s’écria Lisa. Tu es allé voir ces gens ce matin ? C’était intéressant ?
— Plus que cela ! Une espèce d’énigme en peinture. Des joyaux superbes reproduits par Boldini et dont, cependant, personne n’a l’air de savoir où ils sont passés. Quant à moi, je sais que je les ai vus quelque part mais je suis incapable de me rappeler où. Je vieillis, mon cœur ! C’est inquiétant ! ajouta-t-il avec un sourire contrit à l’adresse de sa femme. J’aimerais bien savoir pourtant : cela rendrait service à une pauvre jeune femme qui risque de se voir déposséder d’un héritage, assez modeste d’ailleurs, mais qui l’enchante !
Les yeux de Lisa se mirent à pétiller de malice :
— Une belle énigme et une pauvre jeune femme en détresse ! Tout ce que tu aimes ! Va voir Boldini et demande-lui ce qu’il en pense ? S’il les a peints, il a dû les voir, ces cailloux fascinants.
— J’y pensais. Il habite toujours Paris j’espère ?
— Plus que jamais ! répondit la marquise. Il est même en train de se marier !
— À… quatre-vingts ans ? fit Aldo suffoqué. Vous êtes sûre ?
— Le Figarolui en est sûr ! Et puis pourquoi pas ? Il n’y a pas d’âge pour être heureux.
— À propos, reprit Lisa, ils ressemblent à quoi ces bijoux ?
— Une croix et deux pendants d’oreilles. Je vais essayer de les esquisser, fit Morosini. Vous devez certainement avoir une feuille de papier et un crayon, Angelina ? Vous qui dessinez comme Dürer !
Le compliment fit plaisir, surtout assaisonné de son prénom ainsi italianisé, ce qui l’enchantait.
— J’ai même mieux !
Elle sortit et revint au bout d’un instant pour tendre à Aldo une reproduction parfaite – et en couleurs ! – de la parure.
— Pourquoi ne me l’avez-vous pas montrée tout de suite ? dit Aldo surpris.
— Je préférais que vous les voyiez sur le portrait. Et aussi que vous rencontriez la pauvre Violaine !
— Quel nom romantique, fit Lisa mi-figue mi-raisin. Et ça lui va ?
— Pas mal ! riposta son mari désinvolte. Beaucoup mieux en tout cas que la jalousie à une femme aussi éclatante que toi ! Tiens, regarde !
Les connaissances en pierres historiques de la jeune femme étaient presque aussi étendues que celles de son époux. Elle baignait d’ailleurs dans les joyaux depuis l’enfance, son père le banquier zurichois Morris Kledermann possédant l’une des plus importantes collections européennes. Elle étudia l’aquarelle puis se mit à rire :
— Tu as raison, Aldo, tu vieillis ou alors tu travailles trop !
— Ne me dis pas que tu les connais ? Où sont-ils ? Chez ton père peut-être ?
— Où ils sont je n’en sais pas plus que toi mais où « nous » les avons vus, je peux te le dire : chez nous !
— Chez nous ?
— Eh oui ! Pas in casa Morosinibien sûr mais à Venise. Au Palais Ducal ! Souviens-toi ! Un portrait de Bianca Capello que Florence a envoyé au Doge Nicolo da Ponte pour le remercier des somptueux joyaux envoyés à l’occasion de son mariage avec le Grand-Duc Francesco de Médicis. C’était peu après l’incendie qui avait détruit en grande partie notre palais des Doges avec ses plus beaux Titien. Et Médicis apprenant que le Tintoret et Véronèse travaillaient jour et nuit pour redécorer le monument a fait peindre sa Bianca avec les bijoux afin d’apporter sa contribution.
— Mais c’est que tu as raison ! s’écria Aldo en frappant sa paume gauche de son poing droit. Nicolo da Ponte avait fait un gros effort en envoyant cette parure alors qu’il avait tant besoin d’argent. En même temps il déclarait « Fille très particulière de la Sérénissime République » une femme qu’on avait poursuivie depuis des années comme catin meurtrière. Mais les relations diplomatiques n’ont pas de prix, n’est-ce pas ! Cette fois, mon cœur, l’aventure devient carrément passionnante. À tout à l’heure !
Et sans même attendre le café, sans saluer quiconque, Aldo courut récupérer son chapeau, ses gants et le premier taxi qui passerait à sa portée. Un peu suffoquées tout de même les trois femmes assistèrent muettes à cette sortie tumultueuse jusqu’à ce que Lisa dise au bout d’un moment :