— Eh bien ? de quoi disputons-nous aujourd’hui ? lança Morosini en allant embrasser sa grand-tante. Un point de l’Ecclésiaste ?
La marquise lui offrit un sourire ravi :
— Ne me dis pas que tu n’as pas entendu, mauvais sujet ? Alors ne me fais pas répéter. Ce que Plan-Crépin brandit comme un zoulou sa sagaie, est une invitation de Mrs Van Buren à séjourner dans sa villa de Newport pour la Saison.
— Savez-vous que la villa en question est une sorte de palais tirant vaguement sur Versailles ?
Elle lui jeta un regard noir bien que ses prunelles eussent gardé à travers la vie leur fraîche couleur d’herbe neuve. À près de quatre-vingts ans, elle conservait droite sa haute taille maigre et aristocratique, son long cou maintenu par une guimpe de tulle baleiné assortie à ses robes et soutenant une collection de sautoirs d’or et de perles agrémentés d’ambre, de corail rose, d’améthystes, d’aigues-marines ou d’opales dont elle savait jouer d’inimitable façon autant que du petit face-à-main qui s’y pendait. Selon une mode qu’elle chérissait toujours, elle portait en une sorte de coussin haut relevé sur la tête ses cheveux blancs où se mêlaient encore quelques mèches rousses et ses robes « princesse » la faisaient ressembler selon l’éclairage à Sarah Bernhardt ou à la reine Alexandra d’Angleterre. Elle avait l’esprit aussi vif que l’œil, la dent dure, le cœur généreux et Aldo l’adorait.
Beaucoup moins décorative quoique dotée d’une échine aussi raide était Marie-Angéline du Plan-Crépin qu’elle appelait parfois son bedeau. Vieille fille – elle n’avait cependant pas plus de trente-huit ans – montée en graine sommée d’une mousse de cheveux pâles qui lui donnaient l’air d’un mouton jaune, elle avait le nez, les os et l’esprit pointus, possédait une culture quasi encyclopédique ainsi que des talents divers qui dans les années passées en avaient fait souvent pour Morosini une assistante des plus efficaces.
En voyant entrer Aldo sa figure s’était illuminée :
— Alors ? demanda-t-elle, vous avez vu le portrait ? Qu’en pensez-vous ?
— Le plus grand bien en tant que portrait. Vous ne m’aviez pas dit que c’était un Boldini ?
— J’ai voulu vous réserver une surprise agréable parce que je me doutais bien que le propriétaire ne vous plairait pas.
— Ce n’est pas un modèle unique, tant s’en faut mais sa femme méritait mieux !
— C’est aussi mon avis, soupira Madame de Sommières. Quand je pense qu’on l’a mariée à ce ladre sous prétexte qu’il a une belle situation ! Vos cousins Mercantour n’ont vraiment aucun sens des réalités, Plan-Crépin.
— Ils tirent surtout le diable par la queue et nous le savons bien. Pour eux un chef de bureau dans un ministère prend des allures de futur ministre. Si vous aviez connu Violaine avant son mariage, elle était charmante…
— Elle l’est toujours.
— Oui mais tellement repliée sur elle-même !… et puis tellement mal habillée !
La marquise faillit s’étrangler :
— Parce que vous, Plan-Crépin, tortillée comme vous êtes, vous vous considérez comme l’élégance faite femme ?
— Moi je n’ai rien à mettre en valeur. Elle si !
Aldo alla prendre la vieille fille par les épaules pour la considérer de haut en bas.
— Je n’en suis pas si sûr, moi ! Il faudra que je dise à Lisa de s’occuper de vous un de ces jours. C’est la spécialiste des transformations de chrysalides en papillons et vice versa…
— Chacun son style, émit la demoiselle devenue aussi rouge qu’un piment bien mûr… et chaque chose en son temps. Nous en étions au portrait de Madame d’Ostel et aux bijoux qu’elle porte.
— C’est justement ce qu’il faudrait savoir, coupa Madame de Sommières. D’où sortent-ils et où sont-ils puisque le notaire jure ne les avoir jamais vus ?
Aldo s’assit sur l’une des chaises en rotin, tira soigneusement le pli de son pantalon, prit une cigarette dans son étui d’or armorié et, songeur, la tapota un moment sur la surface brillante.
— D’où ils sortent ? De chez les Médicis je pense. C’est ce que m’inspirent la manière et l’époque mais je n’arrive pas à mettre un nom dessus bien que je sois persuadé de les avoir déjà vus. La croix tout au moins…
Sa grand-tante lui dédia un regard étonné :
— Où est donc ton infaillible mémoire ?
— En vacances peut-être ? Ou alors je vieillis, soupira Aldo avec un coup d’œil à un miroir voisin qui lui renvoyait les deux « pattes de lapin » argentées de ses tempes. Toujours est-il que j’ai un trou…
— Bon, passons pour la provenance ! Les Médicis c’est déjà pas mal. À présent où peuvent-ils être ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Madame d’Ostel les a peut-être cachés quelque part… Dieu sait où ? Ou elle les a donnés ? Ou vendus en sous-main ?
— Je n’y crois pas ! intervint Marie-Angéline. Si elle n’aimait pas son neveu elle avait beaucoup d’affection pour Violaine. C’est la raison pour laquelle ses bijoux lui ont été légués…
— Comme, de toute façon, ils entraient dans la communauté elle a sans doute voulu éviter que le mari les vende : ce qu’il a l’intention de faire si je ne retrouve pas les autres. Il voulait déjà envoyer aux enchères ceux dont sa femme a hérité.
— Tu vas les rechercher ?
— Eh oui, Tante Amélie ! À la seule condition qu’il ne touche pas aux quelques pièces que cette malheureuse jeune femme a reçues et qui lui tiennent déjà tellement à cœur. Alors après déjeuner je vais aller voir le notaire pour essayer d’en savoir plus… et à propos de déjeuner, pouvez-vous me dire ce que fait ma femme ? ajouta-t-il avec un coup d’œil à son bracelet-montre.
— Voilà, voilà ! J’arrive ! s’écria une voix joyeuse accompagnée du claquement de hauts talons sur le parquet du salon voisin.
Et Lisa Morosini fit son entrée, silencieusement applaudie par trois sourires béats tant elle respirait la joie de vivre. Toute la fraîcheur d’un printemps parisien entrait avec cette longue jeune femme suprêmement élégante dans un tailleur gris beaucoup trop simple pour n’avoir pas coûté fort cher chez Jeanne Lanvin, son couturier favori. Sa souple chevelure d’un roux doré supportait un minuscule chapeau de feutre blanc poignardé d’une plume-couteau verte comme les gants et le sac en lézard, insolente comme le petit nez à la Roxelane où s’attardaient quelques éphélides réduites à néant par le voisinage d’un magnifique regard sombre, d’une rare teinte violette. Elle tenait dans ses bras un grand bouquet de tulipes jaunes et de lilas blanc qu’elle précipita dans ceux de Marie-Angéline.
— J’ai trouvé ça chez Lachaume, dit-elle, et je crois me souvenir que vous adorez ces couleurs-là !
— Il ferait beau voir qu’elle ne les aime pas, ricana la marquise. Celles du Pape ! En tout cas c’est ravissant !
Rouge de joie, Marie-Angéline emporta ses fleurs pour les mettre dans un vase tandis que Lisa embrassait la vieille dame avant de se tourner vers son époux qui l’étreignit sans plus de façons et manqua de s’éborgner avec la plume du chapeau.
— Toujours aussi dangereuse avec tes couvre-chefs, gronda-t-il tendrement en détachant avec habileté l’incriminé qui l’empêchait d’embrasser sa femme comme il l’entendait : c’est-à-dire de façon fort peu conjugale en sachant bien que le spectacle enchanterait Tante Amélie.
— Je n’aime pas quand tu es en retard, dit-il en la libérant. C’est idiot mais j’ai toujours peur qu’il arrive quelque chose !
— Mais je suis toujours en retard, mon chéri !
— C’est pourquoi je vis dans une perpétuelle angoisse, soupira-t-il. Et je n’arrive pas à comprendre comment en se transformant en Lisa Kledermann, l’admirable Mina Van Zelten, le parangon des secrétaires qui semblait avoir avalé une pendule, s’est changée en une affolante créature totalement dépourvue de la moindre notion du temps !
— Bon ! J’essaierai de ressusciter Mina plus souvent. Pour aujourd’hui ne grogne pas ! J’ai un cadeau pour toi ! Je ne suis pas allée seulement chez Lachaume.