Edmond About - Le nez dun notaire стр 4.

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Vers le milieu du passage découvert, au bout de la galerie du Baromètre, Alfred LAmbert fumait un cigare et attendait. À dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé du tarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée dune cigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingt autres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour deux, chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurs traversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peu la savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombre féminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entre les rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté aux yeux de lamour.


On se rencontre, on saborde, on senfuit, sans prendre congé de la compagnie. Halte-là! voici un bruit étrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deux hommes ont couru, deux flammes de cigare se sont rapprochées; on a entendu des éclats de voix et comme le bruit dune rapide querelle. Les promeneurs se sont amassés sur un point; mais ils nont plus trouvé personne. Et maître Alfred LAmbert redescend tout seul vers sa voiture, qui lattendait au boulevard. Il hausse les épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachée dune large goutte de sang:


AYVAZ-BEY


Secrétaire de lambassade ottomane,

Rue de Grenelle Saint-Germain, 100.


Écoutez ce quil dit entre ses dents, le beau notaire de la rue de Verneuil:


 La sotte affaire! Du diable si je savais quelle eût donné des droits à cet animal de Turc! car cest bien lui Aussi pourquoi navais-je pas mis mes lunettes? Il paraît que je lui ai donné un coup de poing sur le nez? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi. Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse; car je ne lui en veux pas, à ce garçon La petite mest fort indifférente, après tout Il la, quil la garde! Deux honnêtes gens ne vont pas ségorger pour mademoiselle Victorine Tompain Cest ce maudit coup de poing qui gâte tout


Voilà ce quil disait entre ses dents, ses trente-deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles dun jeune loup. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied, au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deux amis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin, ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg, agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtait tout.

II La chasse au chat

Un philosophe turc a dit:


«Il ny a pas de coups de poing agréables; mais les coups de poing sur le nez sont les plus désagréables de tous.»


Le même penseur ajoute avec raison, dans le chapitre suivant:


«Frapper un ennemi devant la femme quil aime, cest le frapper deux fois. Tu offenses le corps et lâme.»


Cest pourquoi le patient Ayvaz-Bey rugissait de colère en ramenant mademoiselle Tompain et sa mère à lappartement quil leur avait meublé. Il leur donna le bonsoir à leur porte, sauta dans une voiture et se fit mener, toujours saignant, chez son collègue et son ami Ahmed.


Ahmed dormait sous la garde dun nègre fidèle; mais, sil est écrit: «Tu néveilleras point ton ami qui dort,» il est écrit aussi: «Éveille-le cependant sil y a danger pour lui ou pour toi.» On éveilla le bon Ahmed. Cétait un long Turc de trente-cinq ans, maigre et fluet, avec de grandes jambes arquées. Excellent homme, dailleurs, et garçon desprit. Il y a du bon, quoi quon dise, chez ces gens-là. Lorsquil vit la figure ensanglantée de son ami, il commença par lui faire apporter un grand bassin deau fraîche; car il est écrit: «Ne délibère pas avant davoir lavé ton sang: tes pensées seraient troubles et impures.»


Ayvaz fut plus tôt débarbouillé que calmé. Il raconta son aventure avec colère. Le nègre, qui se trouvait en tiers dans la confidence, offrit aussitôt de prendre son kandjar et daller tuer Mr LAmbert. Ahmed-Bey le remercia de ses bonnes intentions en le poussant du pied hors de la chambre.


 Et maintenant, dit-il au bon Ayvaz, que ferons-nous?


 Cest bien simple, répondit lautre: je lui couperai le nez demain matin. La loi du Talion est écrite dans le Coran: «Oeil pour œil, dent pour dent, nez pour nez!»


Ahmed lui remontra que le Coran était sans doute un bon livre, mais quil avait un peu vieilli. Les principes du point dhonneur ont changé depuis Mahomet. Dailleurs, à supposer quon appliquât la loi au pied de la lettre, Ayvaz serait réduit à rendre un coup de poing à Mr LAmbert.


 De quel droit lui couperais-tu le nez, lorsquil na pas coupé le tien?


Mais un jeune homme qui vient davoir le nez écrasé en présence de sa maîtresse se rend-il jamais à la raison? Ayvaz voulait du sang. Ahmed dut lui en promettre.


 Soit, lui dit-il. Nous représentons notre pays à létranger; nous ne devons pas recevoir un affront sans faire preuve de courage. Mais comment pourras-tu te battre en duel avec Mr LAmbert suivant les usages de ce pays? Tu nas jamais tiré lépée.


 Quai-je à faire dune épée? Je veux lui couper le nez, te dis-je, et une épée ne me servirait de rien pour ce que je veux!


 Si du moins tu étais dune certaine force au pistolet?


 Es-tu fou? Que ferais-je dun pistolet pour couper le nez dun insolent? Je Oui, cest décidé! Va le trouver, arrange tout pour demain! Nous nous battrons au sabre!


 Mais, malheureux! que feras-tu dun sabre? Je ne doute pas de ton cœur, mais je puis dire sans toffenser que tu nes pas de la force de Pons.


 Quimporte! lève-toi, et va lui dire quil tienne son nez à ma disposition pour demain matin!


Le sage Ahmed comprit que la logique aurait tort, et quil raisonnait en pure perte. À quoi bon prêcher un sourd qui tenait à son idée comme le pape au temporel? Il shabilla donc, prit avec lui le premier drogman, Osman-Bey, qui rentrait du cercle Impérial, et se fit conduire à lhôtel de maître LAmbert. Lheure était parfaitement indue; mais Ayvaz ne voulait pas quon perdît un seul moment.


Le dieu des batailles ne le voulait pas non plus; au moins tout me porte à le croire. Dans linstant que le premier secrétaire allait sonner chez maître LAmbert, il rencontra lennemi en personne, qui revenait à pied en causant avec ses deux témoins.


Maître LAmbert vit les bonnets rouges, comprit, salua et prit la parole avec une certaine hauteur qui nétait pas tout à fait sans grâce.


 Messieurs, dit-il aux arrivants, comme je suis le seul habitant de cet hôtel, jai lieu de croire que vous me faisiez lhonneur de venir chez moi. Je suis Mr LAmbert; permettez-moi de vous introduire.


Il sonna, poussa la porte, traversa la cour avec ses quatre visiteurs nocturnes et les conduisit jusque dans son cabinet de travail. Là, les deux Turcs déclinèrent leurs noms, le notaire leur présenta ses deux amis et laissa les parties en présence.


Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays que par la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes. Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci. Maître LAmbert était brave; mais il nignorait pas quun éclat de cette sorte, à propos dune petite danseuse de lOpéra, compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin, vieux raffiné des plus compétents en matière de point dhonneur, disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis le commencement jusquà la fin de la partie, doit être correct. Or, un coup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompain était la plus ridicule entrée de jeu quon pût imaginer. Il affirmait, dailleurs, sous la responsabilité de son honneur, que Mr Alfred LAmbert navait pas vu Ayvaz-Bey, quil navait voulu frapper ni lui ni personne. Mr LAmbert avait cru reconnaître deux dames, et sétait approché vivement pour les saluer.

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