Aucune. Apprenez, ma chère enfant, que la danse et la politique sont jumelles. Chercher à plaire, courtiser le public, avoir lœil sur le chef dorchestre, composer son visage, changer à chaque instant de couleur et dhabit, sauter de gauche à droite et de droite à gauche, se retourner lestement, retomber sur ses pieds, sourire avec des larmes plein les yeux, nest-ce pas en quelques mots le programme de la danse et de la politique?
La duchesse sourit, pardonna, et prit un amant.
Les grands seigneurs comme le duc de Biétry, les hommes dÉtat comme le baron de F, les gros millionnaires comme le petit Mr St, et les simples notaires comme le héros de cette histoire se coudoient pêle-mêle au foyer de la danse et dans les coulisses du théâtre. Ils sont tous égaux devant lignorance et la naïveté de ces quatre-vingts petites ingénues qui composent le corps de ballet. On les appelle MM. les abonnés, on leur sourit gratis, on bavarde avec eux dans les petits coins, on accepte leurs bonbons et même leurs diamants comme des politesses sans conséquence et qui nengagent à rien celle qui les reçoit. Le monde simagine bien à tort que lOpéra est un marché de plaisir facile et une école de libertinage.
On y trouve des vertus en plus grand nombre que dans aucun autre théâtre de Paris: et pourquoi? parce que la vertu y est plus chère que partout ailleurs.
Nest-il pas intéressant détudier de près ce petit peuple de jeunes filles, presque toutes parties de fort bas et que le talent ou la beauté peut en un rien de temps élever assez haut? Fillettes de quatorze à seize ans pour la plupart, nourries de pain sec et de pommes vertes dans une mansarde douvrière ou dans une loge de concierge, elles viennent au théâtre en tartan et en savates et courent shabiller furtivement. Un quart dheure après, elles descendent au foyer radieuses, étincelantes, couvertes de soie, de gaze et de fleurs, le tout aux frais de lÉtat, et plus brillantes que les fées, les anges et les houris de nos rêves. Les ministres et les princes leur baisent les mains et blanchissent leur habit noir à la céruse de leurs bras nus. On leur débite à loreille des madrigaux vieux et neufs quelles comprennent quelquefois. Quelques-unes ont de lesprit naturel et causent bien; celles-là, on se les arrache.
Un coup de sonnette appelle les fées au théâtre; la foule des abonnés les poursuit jusquà lentrée de la scène, les retient et les accapare derrière les portants de coulisses. Vertueux abonné qui brave la chute des décors, les taches dhuile des quinquets et les miasmes les plus divers pour le plaisir dentendre une petite voix légèrement enrouée murmurer ces mots charmants:
Cré nom! jai-t-il mal aux pieds!
La toile se lève, et les quatre-vingts reines dune heure sébattent joyeusement sous les lorgnettes dun public enflammé. Il ny en a pas une qui ne voie ou ne devine dans la salle deux, trois, dix adorateurs connus ou inconnus. Quelle fête pour elles jusquà la chute du rideau! Elles sont jolies, parées, lorgnées, admirées, et elles nont rien à craindre de la critique ni des sifflets.
Minuit sonne: tout change comme dans les féeries. Cendrillon remonte avec sa mère ou sa sœur aînée vers les sommets économiques de Batignolles ou de Montmartre. Elle boite un tantinet, pauvre petite! Et elle éclabousse ses bas gris. La bonne et sage mère de famille, qui a placé toutes ses espérances sur la tête de cette enfant, rabâche, chemin faisant, quelques leçons de sagesse:
Marchez droit dans la vie, ô ma fille, et ne vous laissez jamais choir! Ou, si le destin veut absolument quun tel malheur vous arrive, ayez soin de tomber sur un lit en bois de rose!
Ces conseils de lexpérience ne sont pas toujours suivis. Le cœur parle quelquefois. On a vu des danseuses épouser des danseurs. On a vu des petites filles, jolies comme la Vénus anadyomène, économiser cent mille francs de bijoux pour conduire à lautel un employé à deux mille francs. Dautres abandonnent au hasard le soin de leur avenir, et font le désespoir de leur famille. Celle-ci attend le 10 avril pour disposer de son cœur, parce quelle sest juré à elle-même de rester sage jusquà dix-sept ans. Celle-là trouve un protecteur à son goût et nose le dire: elle craint la vengeance dun conseiller référendaire qui a promis de la tuer et de se suicider ensuite si elle aimait un autre que lui. Il plaisantait, comme vous pensez bien; mais on prend les paroles au sérieux dans ce petit monde. Quelles sont naïves et ignorantes de tout! On a entendu deux grandes filles de seize ans se disputer sur la noblesse de leur origine et le rang de leurs familles:
Voyez un peu cette demoiselle! disait la plus grande. Les boucles doreilles de sa mère sont en argent, et celles de mon père sont en or!
Maître Alfred LAmbert, après avoir longtemps voltigé de la brune à la blonde, avait fini par séprendre dune jolie brunette aux yeux bleus. Mademoiselle Victorine Tompain était sage, comme on lest généralement à lOpéra, jusquà ce quon ne le soit plus. Bien élevée dailleurs, et incapable de prendre une résolution extrême sans consulter ses parents. Depuis tantôt six mois, elle se voyait serrée dassez près par le beau notaire et par Ayvaz-Bey, ce gros Turc de vingt-cinq ans que lon désignait par le sobriquet de Tranquille. Lun et lautre lui avaient tenu des discours sérieux, où il était question de son avenir. La respectable madame Tompain maintenait sa fille dans un sage milieu, en attendant quun des deux rivaux se décidât à lui parler affaires. Le Turc était un bon garçon, honnête, posé et timide. Il parla cependant et fut écouté.
Tout le monde apprit bientôt ce petit événement, excepté maître LAmbert, qui enterrait un oncle dans le Poitou. Lorsquil revint à lOpéra, mademoiselle Victorine Tompain avait un bracelet de brillants, des dormeuses de brillants et un cœur de brillants pendu au cou comme un lustre. Le notaire était myope; je crois vous lavoir dit dès le début. Il ne vit rien de ce quil aurait dû voir, pas même les sourires malins qui le saluèrent à sa rentrée. Il tournoya, habilla et brilla comme à son ordinaire, attendant avec impatience la fin du ballet et la sortie des enfants. Ses calculs étaient faits: lavenir de mademoiselle Victorine se trouvait assuré, grâce à cet excellent oncle de Poitiers qui était mort juste à point.
Ce quon appelle à Paris le passage de lOpéra est un réseau de galeries larges ou étroites, éclairées ou obscures, de niveaux forts divers qui relient le boulevard, la rue Lepeletier, la rue Drouot et la rue Rossini. Un long couloir, découvert dans sa plus grande partie, sétend de la rue Drouot à la rue Lepeletier, perpendiculairement aux galeries du Baromètre et de lHorloge. Cest dans sa partie la plus basse, à deux pas de la rue Drouot, que souvre la porte secrète du théâtre, lentrée nocturne des artistes. Tous les deux jours, à minuit, un flot de 300 à 400 personnes sécoule tumultueusement sous les yeux du digne papa Monge, concierge de ce paradis. Machinistes, comparses, marcheuses, choristes, danseurs et danseuses, ténors et soprani, auteurs, compositeurs, administrateurs, abonnés, se ruent pêle-mêle. Les uns descendent vers la rue Drouot, les autres remontent lescalier qui conduit par une galerie découverte à la rue Lepeletier.
Vers le milieu du passage découvert, au bout de la galerie du Baromètre, Alfred LAmbert fumait un cigare et attendait. À dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé du tarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée dune cigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingt autres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour deux, chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurs traversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peu la savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombre féminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entre les rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté aux yeux de lamour.