Voici pour Naples:
«Des fleurs et des fruits humides de rosée sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples sortant des ombres de la nuit. J'étais toujours surpris, en arrivant au portique, de me trouver au bord de la mer; car les vagues dans cet endroit faisaient à peine entendre le léger murmure d'une fontaine. En extase devant ce tableau, je m'appuyais contre une colonne et, sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières, à respirer un air délicieux. Le charme était si profond, qu'il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu'avec un plaisir indicible je m'élevais vers le firmament comme un pur esprit.»3
Ce qui a principalement aidé à graver ces éloges du sol de l'Italie dans la mémoire des Français, c'est qu'ils se rattachent souvent à ce que j'appellerai la philosophie de Châteaubriand. Vous savez que la grandeur de Châteaubriand tient avant tout à la profondeur avec laquelle il a ressenti le prodigieux ébranlement de 1789. Toutes les révolutions postérieures ne sont que des jeux auprès de celle-là, non seulement à cause des luttes intestines qu'elle a déchaînées, de l'énergie qu'il a fallu à la France pour rejeter hors de ses confins l'Europe entière acharnée à la destruction de la liberté, mais parce que toutes les révolutions ultérieures ne portent que sur l'extension du principe victorieusement établi par les hommes de 89, la souveraineté des nations. A cette date, un monde s'est englouti, un autre monde est sorti du chaos. La notion du roi sacré par l'Eglise, père de son peuple et propriétaire de son royaume, de l'Eglise maîtresse des consciences, des intelligences et dispensatrice privilégiée de la charité publique, de la noblesse tantôt opulente, tantôt pauvre, mais toujours riche d'honneur, parce que sa fonction propre est de mourir pour la patrie, toute cette conception, très-imparfaite assurément, mais brillante et longtemps glorieuse, s'est abimée. Châteaubriand accepta, en partie du moins, le monde nouveau, mais ne cessa jamais de pleurer la grandeur du monde disparu. De là, cette habitude de méditer sur le néant de l'homme qui tourne quelquefois à la manie, mais qui lui inspire souvent des pages dignes de Bossuet. Or l'Italie le conviait éminemment à des méditations de cette nature. Avant lui, la plupart des voyageurs ne cherchaient dans Rome que l'antiquité ou la Renaissance, ou bien ils opposaient à la Rome d'autrefois la Rome de leur temps, pour mépriser celle-ci ou la plaindre. Au contraire, Châteaubriand qui professe, en véritable Breton, qu'un roi n'est jamais plus grand que quand il a perdu sa couronne, vénère dans la Ville Eternelle la splendeur qu'elle ne possède plus. Il la place, dans son imagination et dans son cœur, à côté de ces Bourbons dont il ne méconnaît pas les fautes, dont il n'adore pas les caprices, mais que le malheur a transfigurés pour lui:
«Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Ecriture: un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol Vous apercevez ça et là quelques bouts de voie romaine dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver: ces traces vues de loin ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. A peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'acqueducs et de tombeaux, ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires On dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale Déchue de sa puissance terrestre, Rome, dans son orgueil, semble avoir voulu s'isoler; comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude. Il me serait impossible de vous dire ce qu'on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ces royaumes vides et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple.»4
Oui, me direz-vous; mais que pense-t-il des habitants de ces ruines majestueuses, de cet auguste désert? Messieurs, voici sa réponse dès l'année 1803 et quand il n'a encore fait que traverser l'Italie.
«Quant aux Romains modernes je crois qu'il y a encore chez eux le fond d'une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple trop sévèrement jugé un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages qui sentent encore la royauté.» Notez qu'il parle ici, non des Italiens du Nord, qui venaient de donner au monde Alfieri, Parini, Goldoni, où la veille encore Turin et Venise étaient les capitales d'Etats libres, où l'esprit public s'était éveillé avec Pietro Verri et Beccaria, mais de cette pauvre Rome si endormie alors et si infortunée depuis 900 ans qu'à l'époque même où les papes faisaient et défaisaient les rois, elle était en proie aux caprices alternatifs de ses barons et de sa populace. Jusque dans les traits des Romains modernes, Châteaubriand reconnaît la physionomie du peuple roi, et cela entre Marengo et Austerlitz, c'est-à-dire à une époque où il fallait à un Français beaucoup d'esprit et de cœur pour ne pas oublier que l'orgueil est le partage des sots.
Il se prononcera bien plus fortement quand il sera plus complètement informé. Voici un passage d'un rapport qu'il adresse au gouvernement français en 1828, en qualité d'ambassadeur à Rome. Ecoutez d'abord comme il s'exprime sur les Bourbons de Naples, qui pourtant comptaient alors en France sur les marches du trône la mère du comte de Chambord et la femme du futur Louis Philippe: «Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux Siciles est tombé au dernier degré du mépris.» Ecoutez maintenant ce qu'il écrit sur la persécution de vos patriotes à une époque où le Spielberg n'avait pas encore rendu ses proies: «On prend pour des conspirations ce qui n'est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l'ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l'énergie des jeunes générations, enfin la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être. Ne nous le dissimulons pas: le grand spectacle de le France puissante, libre et heureuse, ce grand spectacle qui frappe les nations restées ou retombées sous le joug, excite des regrets ou nourrit des espérances. Le mélange des gouvernements représentatifs et des monarchies absolues ne saurait durer; il faut que les uns ou les autres périssent, que la politique reprenne un égal niveau ainsi que du temps de l'Europe gothique C'est dans ce sens et uniquement dans ce sens qu'il y a conspiration en Italie.»
Loin de flatter ses compatriotes, il ajoutait que c'était seulement en ce sens que l'Italie était française: «Le jour où elle entrera en jouissance des droits que son intelligence aperçoit et que la marche progressive du temps lui apporte, elle sera tranquille et purement italienne.» Rien de plus honorable que cette loyauté, qui lui interdit de mettre la main sur le libéralisme naissant de l'Italie, de se prévaloir, pour le confisquer au profit de la France, du réveil que nos penseurs du XVIIIe siècle avaient provoqué chez elle. Loin aussi de renvoyer à une date qui n'arriverait jamais l'accomplissement de ses prédictions, il disait: «Si quelque impulsion venait du dehors, ou si quelque prince en deçà des Alpes accordait une charte à ses sujets, une révolution aurait lieu, parce que tout est mûr pour cette révolution.»5