Vous voyez, Messieurs, que si Châteaubriand a siégé avec M. de Metternich au Congrès de Vienne, ces deux hommes d'État ne jugeaient pas de la même façon les affaires de l'Italie.
Ma tâche devient en apparence plus délicate avec Lamartine: car son nom vous rappelle sur le champ quelques paroles un peu vives qui lui valurent tout près d'ici un coup d'épée. J'espère que tout à l'heure vous conviendrez qu'il eût été bien dommage que Gabriele Pepe tuât Lamartine, et cela non seulement parce que, en vérité, le prix des deux existences engagées dans le combat n'était pas tout à fait égal, mais parce que, si un jugement sévère, injuste même, sur une nation signifiait nécessairement qu'on la méprise ou qu'on la déteste, il faudrait effacer Dante, Alfieri, Foscolo et beaucoup d'autres, de la liste des patriotes italiens: peut-être reconnaîtrez-vous dans un instant que Lamartine a fait au moins autant pour l'Italie que son très honorable adversaire.
D'abord, par ses premières lectures, par ses amis de France, surtout par ses fréquents séjours au-delà des Alpes, il avait eu le loisir de la connaître; il en écrivait, il en parlait la langue. M. Mazzatinti a retrouvé une lettre de lui écrite en un italien fort satisfaisant à un Florentin; et j'ai lu, je ne sais plus où, qu'un jour dans sa vieillesse et devant des auditeurs qu'il savait évidemment capables de la comprendre, il feignit de lire une scène de mœurs napolitaines qu'en réalité il improvisait et où des pêcheurs de Mergellina s'exprimaient dans leur dialecte. Il n'avait pas passé douze ans en Italie, comme il lui est échappé un jour de le dire: mais, sans compter de courtes visites, il y avait passé une partie des années 1811 et 1812, de l'année 1820, et trois ans de 1825 à 1828; si les salons italiens avaient été assez lents à s'ouvrir pour lui, il s'était lié avec Niccolini, surtout avec Gino Capponi avec qui, vous le savez, il resta en correspondance, et il avait été mêlé à vos affaires par ses fonctions diplomatiques, à Naples d'abord, puis à Florence.
Lui aussi, ce fut la beauté physique de l'Italie qu'il commença par goûter; nul n'a exprimé avec plus de séduction le charme d'une promenade nocturne sur le golfe de Baia au milieu des chants que se renvoient les pêcheurs et des parfums terrestres dont la brise du soir embaume les eaux. Et, comme, pour la diffusion rapide des idées, la poésie a sur la prose le même avantage que la prose sur le pinceau, les vers de Lamartine décuplèrent chez nous en un moment les adorateurs de la nature italienne. Citons seulement quelques vers:
Maintenant sous le ciel tout repose, ou tout aime;
La vague en ondulant vient dormir sur le bord;
La fleur dort sur sa tige, et la nature même
Sous le dais de la nuit se recueille et s'endort.
Vois: la mousse a pour nous tapissé la vallée;
Le pampre s'y recourbe en replis tortueux,
Et l'haleine de l'onde à l'oranger mêlée
De ses fleurs qu'elle effeuille embaume mes cheveux.
A la molle clarté de la voûte sereine,
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin
Jusqu'à l'heure où la lune, en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin.
D'ailleurs Lamartine, comme Châteaubriand, rapporta de l'Italie autre chose que des impressions, il en rapporta une doctrine; il y avait découvert pour son compte ce néant de l'homme que Châteaubriand y avait seulement approfondi. Trop jeune pendant la Révolution française pour en avoir, comme son prédécesseur, ressenti directement la secousse, c'est en contemplant du sein de toutes les joies de la vie les ruines de l'antiquité qu'il avait appris que tout change, tout passe, que nous passons nous mêmes «hélas, sans laisser plus de trace que cette barque où nous glissons sur cette mer où tout s'efface.» Il y avait encore appris, ou plutôt il s'y était enseigné à lui-même par un commentaire vivant du Tasse qui avait été le premier en date de ses poètes préférés, sans doute aussi par une réminiscence de Pétrarque, un nouveau style d'amour. Un a dit en France, et avec raison, que dès avant lui, la poésie spirituellement, sèchement galante qui n'avait que trop fleuri chez nous au XVIIIe siècle n'y régnait déjà plus, que l'amour commençait à y être une passion sincère et, par moments, mélancolique. Mais ce qu'on n'avait pas encore entendu chez nous, c'était l'hymne religieux de l'amour: c'était, non pas l'amour platonique, mais l'amour gravement, pieusement exalté, reconnaissant à la bonté divine qui prête un instant la beauté à la terre pour en sécher les larmes, mais qui la rappellera bientôt à lui pour nous empêcher d'oublier qu'après tout le ciel seul ignore les pleurs. Or ici Lamartine ne procède d'aucun Français, pas même d'André Chénier dont les vers les plus touchants demeurent païens. Certes nos classiques avaient admirablement dépeint les orages du cœur; mais pour eux, la religion était une chose, l'amour en était une autre, et ces deux ordres d'idées n'avaient rien à voir entre eux: dans la tradition française, Dieu ne connaissait que le devoir, il ordonnait la continence aux célibataires, la fidélité aux époux: quant à l'amour honnête, il le permettait, mais il ne s'en occupait pas. Lamartine au contraire procède de l'amant de Laure et du chantre de Tancrède. Il ne les imite pas; il est moins homme de lettres qu'eux dans le bon comme dans le mauvais sens; son élocution est moins travaillée; la nature lui offre autre chose qu'un pré fleuri, une claire fontaine et un chœur d'oiseaux saluant le mois d'avril.
Mais, pour les avoir relus sous le ciel qui les a inspirés, pour avoir respiré le bonheur qu'exhale la terre dont les habitants appellent tout ce qui enchante grazia di Dio, il a, comme eux et plus expressément encore, monté la poésie amoureuse sur le ton des cantiques.
Celui qui, le cœur plein de délire et de flamme,
A cette heure d'amour, sous cet astre enchanté,
Sentirait tout à coup le rêve de son âme
S'animer sous les traits d'une chaste beauté,
Celui qui, sur la mousse, au pied du sycomore,
Au murmure des eaux, sous un dais de saphirs,
Assis à ses genoux de l'une à l'autre aurore
N'aurait pour lui parler que l'accent des soupirs,
Celui qui, respirant son haleine adorée,
Sentirait ses cheveux soulevés par les vents,
Caresser en passant sa paupière effleurée,
Ou rouler sur son front leurs anneaux ondoyants,
Celui qui, suspendant les heures fugitives,
Fixant avec l'amour son âme en ce beau lieu,
Oublierait que le temps coule encor sur ces rives,
Serait-il un mortel ou serait-il un dieu?
Et nous, aux doux penchants de ces verts Elysées,
Sur ces bords où l'Amour eût caché son Eden,
Au murmure plaintif des vagues apaisées,
Aux rayons endormis de l'astre élyséen;
Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde,
Sur ces rives que l'œil se plaît à parcourir,
Nous avons respiré cet air d'un autre monde,
Elvire!.. et cependant on dit qu'il faut mourir.
Lisez superficiellement les Méditations, vous vous demanderez pourquoi telle ou telle pièce porte pour titre un site napolitain: vous n'y trouverez point de ces descriptions qui mettent les objets sous les yeux; Lamartine regarde beaucoup moins que Victor Hugo, mais il sent davantage; livrez-vous à lui et les émotions qu'il éveillera en vous ranimeront celles que deux de vos poètes vous ont jadis données. Le tour n'est plus le même: il y a déjà un orateur caché sous le poète des Méditations: mais l'accent révèle la parenté du cœur.