Cétait une lune solitaire, éclairée par une sorte de soleil crépusculaire. Une vallée sombre soffrit à nos regards. Aux arbres disséminés sur les deux flancs de la vallée pendaient des êtres humains enveloppés de suaires. Ils sétaient attachés eux-mêmes aux branches par leur chevelure et dormaient là dans le plus profond silence. Ce que javais pris pour des suaires, cétait un tissu formé par lallongement de leurs cheveux embroussaillés et blanchis. Comme je métonnais dune pareille situation, Uranie mapprit que cest là leur mode habituel densevelissement et de résurrection. Oui, sur ce monde, les êtres humains jouissent de la faculté organique des insectes qui ont le don de sendormir à létat de chrysalide pour se métamorphoser en papillons ailés. Il y a là comme une double race humaine, et les stagiaires de la première phase, les êtres les plus grossiers et les plus matériels, ny aspirent quà mourir, pour ressusciter dans la plus splendide des métamorphoses. Chaque année de ce monde représente environ deux cents ans terrestres. On y vit deux tiers dannée à létat inférieur, un tiers (lhiver) à létat de chrysalide, et au printemps suivant, les pendus sentent insensiblement la vie revenir dans leur chair transformée: ils sagitent, se réveillent, laissent leur toison à larbre et se dégageant, êtres ailés merveilleux, senvolent dans les régions aériennes, pour y vivre une nouvelle année phénicienne, cest-à-dire deux cents ans de notre rapide planète.
Nous traversâmes ainsi un grand nombre de systèmes, et il me semblait que léternité entière naurait pas été assez longue pour me permettre de jouir de toutes ces créations inconnues à la Terre; mais mon guide me laissait à peine le temps de me reconnaître, et toujours de nouveaux soleils et de nouveaux mondes apparaissaient. Nous avions presque heurté dans notre traversée des comètes transparentes qui erraient comme des souffles dun système à lautre, et plus dune fois encore je métais senti attiré vers de merveilleuses planètes aux frais paysages dont les humanités eussent été de nouveaux sujets détudes. Cependant la Muse céleste memportait sans fatigue toujours plus haut, toujours plus loin, lorsque enfin nous parvînmes à ce qui me parut être les faubourgs de lunivers. Les soleils devenaient plus rares, moins lumineux, plus pâles, la nuit était plus complète entre les astres, et bientôt nous nous trouvâmes au sein dun véritable désert, les milliards détoiles qui constituent lunivers visible de la Terre sétant éloignées et ayant tout réduit à une petite voie lactée isolée dans le vide infini.
«Nous voici donc enfin, mécriai-je, aux limites de la création!
Regarde!» répondit-elle, en me montrant le zénith.
IV
Mais quoi! Était-ce vrai? Un autre univers descendait vers nous! Des millions et des millions de soleils groupés ensemble planaient, nouvel archipel céleste, et allaient se développant comme une vaste nuée détoiles à mesure que nous montions. Jessayai de sonder du regard, tout autour de moi, dans toutes les profondeurs, lespace infini, et partout japercevais des lueurs analogues, des amas détoiles disséminés à toutes les distances.
Le nouvel univers dans lequel nous pénétrions était surtout composé de soleils rouges, rubis et grenats. Plusieurs avaient absolument la couleur du sang.
Sa traversée fut une véritable fulguration. Rapidement nous filions de soleil en soleil, mais dincessantes commotions électriques nous atteignaient comme les feux dune aurore boréale. Quels étranges séjours que ces mondes illuminés uniquement par des soleils rouges! Puis, dans un district de cet univers nous remarquâmes un groupe secondaire composé dun grand nombre détoiles roses et détoiles bleues. Tout à coup une énorme comète dont la tête ressemblait à une gueule colossale se précipita sur nous et nous enveloppa. Je me pressais avec terreur contre les flancs de la déesse qui, un instant, disparut pour moi dans un lumineux brouillard. Mais nous nous retrouvâmes de nouveau dans un désert obscur, car ce second univers sétait éloigné comme le premier.
«La création, me dit-elle, se compose dun nombre infini dunivers distincts, séparés les uns des autres par des abîmes de néant.
Un nombre infini?
Objection mathématique, répliqua-t-elle. Sans doute un nombre, quelque grand quil soit, ne peut pas être actuellement infini, puisquon peut toujours par la pensée laugmenter dune unité, ou même le doubler, le tripler, le centupler. Mais souviens-toi que le moment actuel nest quune porte par laquelle lavenir se précipite vers le passé. Léternité est sans fin, et le nombre des univers sera, lui aussi, sans fin.
«Regarde! Tu vois encore, toujours, et partout, de nouveaux archipels dîles célestes, de nouveaux univers.
Il me semble, ô Uranie! que depuis bien longtemps déjà, et avec une grande vitesse, nous montons dans le ciel sans bornes?
Nous pourrions toujours monter ainsi, répliqua-t-elle, jamais nous natteindrions une limite définitive.
«Nous pourrions voguer là-bas, à gauche, à droite, devant nous, derrière nous, en bas, vers nimporte quelle direction, jamais, nulle part, nous ne rencontrerions aucune frontière.
«Jamais, jamais de fin.
«Sais-tu où nous sommes? Sais-tu quel chemin nous avons parcouru?
«Nous sommes au vestibule de linfini, comme nous y étions sur la Terre. Nous navons pas avancé dun seul pas!»
Une grande émotion sétait emparée de mon esprit. Les dernières paroles dUranie mavaient pénétré jusquaux moelles comme un frisson glacial. «Jamais de fin! jamais! jamais!» répétais-je. Et je ne pouvais dire ni penser autre chose. Pourtant la magnificence du spectacle reparut à mes yeux et mon anéantissement fit place à lenthousiasme.
«LAstronomie! mécriai-je. Cest tout! Savoir ces choses! vivre dans linfini. O Uranie! Quest-ce que le reste des idées humaines en face de la science! Des ombres, des fantômes!
Oh! fit-elle, tu vas te réveiller sur la Terre, tu admireras encore, et légitimement, la science de tes maîtres; mais sache-le bien, lastronomie actuelle de vos écoles et de vos observatoires, lastronomie mathématique, la belle science des Newton, des Laplace, des Le Verrier, nest pas encore la science définitive.
«Ce nest point là, ô mon fils, le but que je poursuis depuis les jours dHipparque et de Ptolémée. Regarde ces millions de soleils, analogues à celui qui fait vivre la Terre, et comme lui, sources de mouvement, dactivité et de splendeur; eh bien, voilà lobjet de la science à venir: létude de la vie universelle et éternelle. Jusquà ce jour, on na pas pénétré dans le temple. Les chiffres ne sont pas un but, mais un moyen; ils ne représentent pas lédifice de la nature, mais les méthodes, les échafaudages. Tu vas assister à laurore dun jour nouveau. Lastronomie mathématique va faire place à lastronomie physique, à la véritable étude de la nature.
«Oui, ajouta-t-elle, les astronomes qui calculent les mouvements apparents des astres dans leurs passages de chaque jour au méridien, ceux qui annoncent larrivée des éclipses, des phénomènes célestes, des comètes périodiques, ceux qui observent avec tant de soins les positions précises des étoiles et des planètes aux divers degrés de la sphère céleste, ceux qui découvrent des comètes, des planètes, des satellites, des étoiles variables, ceux qui recherchent et déterminent les perturbations apportées aux mouvements de la Terre par lattraction de la Lune et des planètes, ceux qui consacrent leurs veilles à découvrir les éléments fondamentaux du système du monde, tous, observateurs ou calculateurs, sont des précurseurs de lastronomie nouvelle. Ce sont là dimmenses travaux, des labeurs dignes dadmiration et de transcendantes œuvres, qui mettent en lumière les plus hautes facultés de lesprit humain. Mais cest larmée du passé. Mathématiciens et géomètres. Désormais le cœur des savants va battre pour une conquête plus noble encore. Tous ces grands esprits, en étudiant le ciel, ne sont en réalité, pas sortis de la Terre. Le but de lAstronomie nest pas de nous montrer la position apparente de points brillants ni de peser des pierres en mouvement dans lespace, ni de nous faire connaître davance les éclipses, les phases de la lune ou les marées. Tout cela est beau, mais insuffisant.