Je ne m'arrêterai pas. Ne me dis point ce que tu dis. Je te hais encore plus que Kléôn, que je couperai pour en faire des semelles aux Chevaliers. Mais je ne veux rien entendre de tes longs discours, toi qui as traité avec les Lakoniens, mais je te châtierai.
DIKÆOPOLISMes amis, laissez là les Lakoniens; et, quant à mon traité, écoutez si je n'ai pas bien traité.
LE CHŒURComment pourrais-tu dire que tu as bien fait, du moment que tu traites avec des gens qui n'ont ni autel, ni foi, ni serment?
DIKÆOPOLISEt je sais, moi, que les Lakoniens, à qui nous en voulons trop, ne sont pas les auteurs de toutes nos misères.
LE CHŒURPas de toutes, scélérat! Tu as le front de nous tenir en face un pareil langage! Et je t'épargnerais!
DIKÆOPOLISNon, pas de toutes, pas de toutes! Et moi qui vous parle, je pourrais vous montrer que, maintes fois, c'est à eux qu'on a fait tort.
LE CHŒURVoilà un mot imprudent, et fait pour échauffer la bile, que tu oses nous parler ainsi des ennemis!
DIKÆOPOLISEt si je ne dis vrai, si le peuple ne m'approuve pas, je veux parler la tête même sur le billot.
LE CHŒURDites-moi, gens du peuple, ne ménageons pas les pierres, et cardons cet homme pour le teindre en pourpre!
DIKÆOPOLISQuel noir tison se rallume en vous? Ne m'écouterez-vous pas, ne m'écouterez-vous pas, Akharniens?
LE CHŒURNous ne t'écouterons pas, certainement.
DIKÆOPOLISJe vais passer par un cruel moment.
LE CHŒURQue je meure, si je t'écoute!
DIKÆOPOLISNon, de grâce, Akharniens!
LE CHŒURTu vas mourir à l'instant!
DIKÆOPOLISEh bien, je vais vous mordre: je vais tuer vos plus chers amis: je tiens de vous des otages, je les prends et je les égorge.
LE CHŒURDites-moi, gens du peuple, que signifie cette parole menaçante contre nous les Akharniens? A-t-il en son pouvoir quelque enfant de l'un de nous, qu'il tient enfermé? D'où lui vient cette hardiesse?
DIKÆOPOLISFrappez, si vous voulez, je me vengerai sur ceci. (Il montre un panier.) Je saurai sans doute qui de vous a souci des charbons.
LE CHŒURNous sommes perdus. Ce panier est mon concitoyen. Mais tu ne feras pas ce que tu dis: pas du tout, pas du tout.
DIKÆOPOLISJe l'égorgerai. Criez! Je ne vous entendrai pas.
LE CHŒURTu vas tuer ce camarade, un ami des charbonniers!
DIKÆOPOLISTout à l'heure, quand je parlais, vous ne m'avez pas écouté.
LE CHŒUREh bien, parle à présent, si bon te semble, de Lakédæmôn et de ce que tu aimes le mieux. Jamais je n'abandonnerai ce petit panier.
DIKÆOPOLISMaintenant, commencez par jeter vos pierres à terre.
LE CHŒURLes voilà à terre; et toi, à ton tour, dépose ton épée.
DIKÆOPOLISMais faites que dans vos manteaux il n'y ait pas quelque part des pierres.
LE CHŒURElles ont été secouées par terre. Ne vois-tu pas nos manteaux secoués? Allons, plus de prétexte; dépose ton arme. Le secouement s'est opéré pendant notre évolution chorale.
DIKÆOPOLISVous alliez tous pousser de beaux cris, et peu s'en est fallu que ces charbons du Parnès ne périssent, et cela par la folie de leurs compatriotes. La peur a fait chier sur moi à ce panier une poussière noire comme de la sépia. C'est terrible pour des hommes d'avoir dans l'âme une humeur de verjus, qui porte à battre et à crier, sans vouloir écouter raisonnablement les raisons que j'allègue, quand je veux, sur le billot même, dire tout ce que j'ai à dire au sujet des Lakédæmoniens, et cependant j'aime ma vie, moi.
LE CHŒURPourquoi donc alors ne fais-tu pas placer un billot devant la porte, pour nous dire, misérable, la chose à laquelle tu attaches tant d'importance? Car j'ai grande envie de connaître tes pensées. Mais selon le mode de justice que tu as fixé, fais placer ici le billot, et prends la parole.
DIKÆOPOLISEh bien, voyez: voilà le billot, et voici l'orateur, moi pauvre homme. Assurément, par Zeus! je ne me couvrirai pas d'un bouclier, mais je dirai sur les Lakédæmoniens ce qui me paraît bon. Cependant j'ai bien des craintes. Je connais l'humeur de nos campagnards, qui se gaudissent quand quelque hâbleur fait l'éloge, juste ou non, d'eux et de la ville. Et ils ne s'aperçoivent pas qu'on les a vendus. Je connais aussi l'âme des vieillards, qui ne voient pas autre chose que de mordre le monde avec leur vote. Je sais ce que j'ai eu à souffrir de Kléôn pour ma comédie de l'année dernière. Il m'a traîné devant le Conseil, me criblant de calomnies, m'étourdissant de ses mensonges, de ses cris, se déchaînant comme un torrent, fondant en déluge, à ce point que j'ai failli périr noyé dans un tas d'infamies. Et maintenant, avant que je prenne la parole, laissez-moi endosser le costume du plus misérable des êtres.
LE CHŒURPourquoi ce tissu de détours, d'artifices et de retards? Emprunte-moi à Hiéronymos un casque de Hadès, aux poils sombres et hérissés; puis déploie les ruses de Sisyphos; car ce débat ne comportera pas de délai.
DIKÆOPOLISVoici le moment où il faut que je prenne une âme résolue. Allons tout de suite trouver Euripidès. Esclave! Esclave!
KÉPHISOPHÔNQui est là?
DIKÆOPOLISEuripidès est-il chez lui?
KÉPHISOPHÔNIl n'y est pas et il y est, si tu n'es pas dépourvu de sens.
DIKÆOPOLISComment y est-il et n'y est-il pas?
KÉPHISOPHÔNTout simplement, vieillard: son esprit, courant dehors après des vers, n'y est pas, mais lui-même est chez lui, juché en l'air, composant une tragédie.
DIKÆOPOLISO trois fois heureux Euripidès, d'avoir un esclave qui répond si sagement! Mais toi, appelle ton maître.
KÉPHISOPHÔNC'est impossible.
DIKÆOPOLISMais cependant je ne puis m'en aller. Je vais frapper à la porte. Euripidès! mon petit Euripidès! Écoute-moi, si jamais tu l'as fait pour quelqu'un. C'est Dikæopolis qui t'appelle, du dême de Khollide, moi.
EURIPIDÈSJe n'ai pas le temps.
DIKÆOPOLISHé bien, fais-toi rouler.
EURIPIDÈSImpossible.
DIKÆOPOLISMais pourtant.
EURIPIDÈSAllons! qu'on me roule! Je n'ai pas le temps de descendre.
DIKÆOPOLISEuripidès!
EURIPIDÈSQu'est-ce que tu chantes?
DIKÆOPOLISTu composes juché en l'air, quand tu peux être en bas. Il n'est pas étonnant que tu crées des boiteux. Et pourquoi as-tu ces haillons tragiques, ces vêtements pitoyables? Il n'est pas étonnant que tu crées des mendiants. Mais, je t'en prie à genoux, Euripidès, donne-moi les haillons de quelque vieux drame. J'ai à débiter au Chœur un long discours, qui me vaudra la mort, si je parle mal.
EURIPIDÈSQuelles guenilles veux-tu? Celles que portait, dans son rôle, Œneus, cet infortuné vieillard?
DIKÆOPOLISNon; pas celles d'Œneus, mais d'un plus malheureux encore.