Aussi je me réserve de vous décrire une autre fois, et avec les détails qu'elle mérite, cette partie de mon voyage. Je ne veux aujourd'hui que vous retracer à la hâte les principales impressions qu'elle m'a laissées.
Il y a trente-six ans à peine que les premiers pionniers, partis de Sydney, pénétrèrent dans ces régions; il n'y en a pas vingt-cinq qu'elles furent explorées scientifiquement par Mitchell, et cependant il faudra moins de temps encore pour que l'état originel de la contrée ne se retrouve plus que dans le livre de ce voyageur. Bientôt les chercheurs d'or, les bushmen, la dent et le pied des troupeaux, la charrue et la hache du squatter auront tout changé,je suis loin de dire tout embelli.
Australie du sud.Types indigènes.Dessin de G. Fath d'après Petermann.
Ce qui m'a le plus frappé, c'est le petit nombre d'indigènes et le peu de gibier que j'ai rencontré sur une ligne de plus de 400 kilomètres, parcourue en chasseur, ma meute en quête et l'œil aux aguets. Animaux et hommes sauvages s'éteignent et fondent ici comme ailleurs au souffle fatal de la colonisation européenne. Les tribus de plusieurs centaines d'individus, que Stuart et Mitchell visitèrent sur les affluents supérieurs du Murray, ne sont plus représentées que par des groupes épars de sept ou huit malheureux affamés. J'ai en vain aussi cherché à découvrir quelqu'un de ces bocages de la mort, qui jadis marquaient le centre de parcours, la terre patrimoniale de chacune de ces grandes tribus, et dont la plume et le crayon de Mitchell nous ont tracé de si remarquables tableaux. Ces poétiques sépultures ont disparu à leur tour; les descendants ont manqué aux aïeux pour entretenir les tumuli de gazon et les petits sentiers sablés qui circonscrivaient, sous l'ombre des eucalyptus et des mélaleucas, les cases de ces échiquiers funéraires. Les pousses de quelques printemps, les pluies d'un petit nombre d'automnes auront suffi pour tout envahir, tout recouvrir ou tout niveler. Si l'on veut voir aujourd'hui une sépulture indigène, il faut aller la chercher dans les déserts dénudés de l'ouest. Là, de loin en loin, quatre branches brutes, fichées en terre et croisées à leur sommet, supportent la dépouille mortelle d'un Australien, ayant pour suaire une peau de kanguroo qui le défend mal contre l'inclémence de l'air et les insultes des oiseaux de proie, jusqu'à ce que la décomposition cadavérique livre ces lamentables restes aux chiens sauvages, accourus à cette curée des quatre aires de l'horizon.
Sépultures australiennes dans les bois.Dessin de Lancelot d'après Mitchell.
.... Les aborigènes ont de nombreux vices, il est vrai, mais, nous devons l'avouer, il en est beaucoup qu'ils doivent au contact du monde civilisé; ils sont cruels, durs dans leurs rapports de famille, en un mot, possèdent en grand nombre de ces défauts qui distinguent les tribus sauvages et barbares. Cependant, d'après les observations recueillies depuis vingt ans par tous les directeurs et inspecteurs que l'administration anglaise leur a donnés, les Australiens possèdent des qualités qui pourraient servir d'éléments à la constitution d'un caractère moral d'un ordre plus élevé. Ils ont l'intelligence vive, observent et étudient avec finesse les objets inconnus; leur pouvoir d'imitation est extraordinaire; ils peuvent représenter les objets dans leur exacte proportion, et quand ils examinent un dessin, aucun détail ne leur échappe. Très-habiles à manœuvrer la lance et le boomerang, ils déploient une vraie sagacité dans l'emploi surtout de cette arme de jet, dont le principe scientifique a, jusqu'à ce jour, échappé aux explications de la science.
Rien ne peut égaler l'adresse avec laquelle ils jettent cette arme bizarre qui après avoir frappé le but revient tomber aux pieds de celui qui l'a lancée.
Leurs facultés perceptives sont donc très-développées; mais l'absence des facultés réflectives, et surtout le manque d'esprit de suite dans leurs idées, est le plus grand obstacle à leur civilisation; obstacle sérieux mais non insurmontable, et nous pourrions citer de nombreux cas où l'intelligence supérieure des blancs, aidée de leur dévouement, a su relever des tribus sauvages bien plus dégradées encore.
M. Thomas, le directeur actuel des aborigènes dans le district de Victoria, qui a beaucoup étudié ce sujet, dit que les enfants des deux sexes parviennent aisément à lire et à écrire; qu'ils apprennent facilement par cœur des morceaux de poésie et de chant; qu'ils aiment beaucoup les leçons orales traitant de la géographie, et qu'ils comprennent parfaitement l'usage des cartes.
Un jeune aborigène a eu, deux ans de suite, le prix de géographie à l'école normale de Sydney; mais il était d'une ignorance complète en arithmétique. Les filles comprennent vite les travaux d'aiguille et de couture, et les garçons tout ce qui a trait à l'agriculture et à l'élève des bestiaux.