Cela ne voulait pas dire que les villageois navaient pas accès à un médecin, mais ceux-ci étaient rares dans la région. Le médecin établi de manière permanente le plus proche officiait « en ville », à soixante-quinze kilomètres de là, et aucun bus, taxi, ou train ne desservait les montagnes de lextrême Nord-Est de la Thaïlande où ils vivaient. En plus de cela, les docteurs, ça coûtait cher, tout comme les médicaments quils prescrivaient et dont tout le monde pensait quils devaient leur rapporter de grosses commissions. Il y avait bien aussi une clinique quelques villages plus loin, mais son seul personnel était une unique infirmière à plein temps et un médecin itinérant à mi-temps qui ny travaillait quun jour toutes les deux semaines.
Les villageois comme Monsieur Lee pensaient que ces médecins étaient bons pour les riches citadins, mais ne leur servaient, à eux, pas à grand-chose. Comment un fermier aurait-il pu séloigner une journée entière de son travail et commissionner quelquun qui aurait dû en faire de même pour le conduire en voiture jusquen ville voir un docteur ? Il fallait déjà trouver quelquun possédant une voiture pour commencer, bien que quelques vieilles camionnettes ou vieux tracteurs pussent être trouvés dans un rayon de dix kilomètres.
Non, se dit-il. Tout le monde trouvait que sa vieille tante suffisait amplement, et il ny faisait pas exception. En outre, elle navait jamais laissé qui que ce fût mourir avant son temps et encore moins tué quelquun ; tout le monde en aurait juré, à nen point douter. Tout le monde.
Monsieur Lee était très fier de sa tante, et ce nétait pas comme sil y avait eu une autre option à des kilomètres à la ronde, ou qui que ce fût dautre avec sa vaste expérience Vaste ? En vérité, personne ne connaissait son âge exact pas même elle-même , mais elle devait bien avoir quatre-vingt-dix ans à quelques jours près.
Ce fut sur ces pensées que Monsieur Lee atteignit sa cour dentrée. Il avait lintention de discuter de cette situation avec son épouse car, bien quil donnât lapparence dêtre le chef de famille en société, comme cela était habituel dans chaque autre famille thaïlandaise, ce nétait bien que cela une apparence. En réalité, chaque décision était prise par la famille entière ; du moins par ses adultes.
Cette journée allait sans doute se révéler mémorable, car les Lee navaient jamais connu aucune « crise » auparavant, et leurs deux enfants, qui nen étaient au demeurant plus, auraient également droit à la parole. Une page dhistoire allait être écrite, et Monsieur Lee en avait pleinement conscience.
« Meuh ! » appela-t-il. Cétait le surnom affectueux quil donnait à sa compagne depuis que leur premier-né lavait dit en essayant de dire « mère ». « Meuh, est-ce que tu es là ?
Oui, je suis derrière. »
Lee attendit quelques instants quelle sortît des toilettes, mais lair était chaud et renfermé à lintérieur, aussi ressortit-il dans la cour dentrée et sinstalla-t-il sur leur large table familiale, abritée sous un toit dherbe, où ils se réunissaient habituellement tous pour manger ou passer leur temps libre.
Le vrai prénom de Madame Lee était Wan, bien que son mari lappelât affectueusement Meuh depuis que leur aîné lavait involontairement surnommée ainsi alors quil était encore un bambin. Il était cependant le seul à le faire ; leurs enfants navaient pas gardé cette habitude. Elle était originaire du village de Baan Noi, tout comme Lee létait, mais sa famille navait jamais connu aucune autre région, tandis que celle de son époux avait émigré depuis la Chine deux générations plus tôt, mais dun village qui nétait toutefois pas si éloigné de celui-ci que cela.
Elle était ce quon pouvait appeler une femme typique de ces contrées. Plus jeune, elle avait été une très jolie fille, mais les filles navaient alors pas autant dopportunités quà ce jour et nétaient également pas encouragées à avoir de lambition. À vrai dire, cela était toujours plus ou moins la même chose pour sa fille, même vingt années plus tard. Madame Lee sétait contentée de chercher un mari au sortir de lécole et, lorsque Heng Lee avait demandé sa main et montré la dot quil proposait à ses parents, elle sétait dit quil était une aussi bonne prise que nimporte quel autre garçon du coin quelle aurait pu trouver. Elle navait eu aucun désir de séloigner de ses amis et autres relations pour sinstaller dans une grande ville et élargir ses possibilités. Elle avait même fini par éprouver de lamour envers Heng Lee dune certaine manière qui lui était propre, même si le feu de la passion était depuis longtemps éteint en elle, après une courte vie amoureuse. Elle était désormais plus une partenaire commerciale quune épouse au sein de laffaire familiale quils entretenaient pour leur survie mutuelle, ainsi que celle de leurs deux enfants.
Wan navait jamais cherché à avoir un amant, même si on lui avait fait des avances avant et après son mariage. À lépoque, cela lavait outrée, mais elle y repensait désormais avec une certaine tendresse. Lee avait été son premier et unique amant, et il allait sans doute demeurer son dernier, mais elle ne le regrettait pas.