C’était celle de Lori, et en même temps pas tout à fait. Il y avait quelque chose de moins craquelé et rugueux dans cette voix, elle semblait moins ancienne et fatiguée par le temps. Quand elle apparut dans la lumière de sa lampe, Royce vit que c’était vrai pour son physique également. Avant, il y avait eu une vieille femme usée par le temps. À présent, la femme devant lui semblait presque jeune, ses cheveux brillants, ses yeux perçants et sa peau lisse.
— Qu’êtes-vous ? demanda Royce, sa main se portant de nouveau à son épée.
— Je suis ce que j’ai toujours été, dit Lori. Quelqu’un qui observe, et quelqu’un qui apprend. Royce la vit baisser les yeux sur elle-même. Je t’ai dit de ne pas me toucher, mon garçon, de me laisser mourir en paix. Tu ne pouvais pas juste écouter ? Pourquoi tous les hommes de ta lignée n’écoutent jamais ?
— Vous croyez que j’ai fait ça ? demanda Royce.
Est-ce que cette femme, il avait encore du mal à croire qu’il s’agissait de Lori, pensait qu’il était une sorte de sorcier ?
— Non, stupide garçon, dit Lori. J’ai fait ça, avec un corps qui ne me laisse pas mourir. Ton toucher, l’un des Blood, était juste assez pour le catalyser. J’aurais dû savoir que quelque chose comme ça arriverait dès l’instant où tu t’es échoué près du village quand tu étais bébé. J’aurais dû partir au lieu de rester pour regarder.
— Vous m’avez vu arriver au village ? demanda Royce. Savez-vous qui est mon père ?
Il repensa à la silhouette en armure blanche qu’il avait vue en rêve et à l’époque où le maître de l’Île Rouge avait dit que l’homme inconnu qui l’avait engendré lui avait sauvé la vie. Royce ne savait rien de lui, à l’exception du symbole gravé dans sa paume était censé être le sien.
— J’en sais suffisamment, dit Lori. Ton père était un grand homme, autant que les hommes se disent grands. Il s’est beaucoup battu, il a beaucoup gagné. Je suppose qu’il a été excellent dans d’autres domaines également : il a essayé d’aider les gens là où il le pouvait, et il s’est assuré que les personnes sous sa protection étaient en sécurité. Ton bûcher… C’est le genre de chose qu’il aurait fait, brave et juste, et si complètement stupide.
— Ce n’est pas idiot de vouloir préserver nos amis des corbeaux, insista Royce avec un regard dur pour Lori.
— Amis ? Elle réfléchit quelques instants. Je suppose qu’après assez d’années, certains d’entre eux auraient pu l’être. C’est difficile pour moi d’être vraiment ami avec qui que ce soit, sachant à quel point la mort vient facilement chercher la plupart des gens. Elle viendra pour toi aussi, si tu insistes pour allumer un feu de signalement afin que tout le monde d’ici à la côte puisse voir que les hommes du duc n’ont pas fini leur travail.
Royce n’avait pas pensé à cela, seulement à ce qu’il fallait faire pour les gens de son village, et ce qu’il leur devait, après avoir provoqué cette catastrophe.
— Je m’en moque, dit-il. Qu’ils viennent.
— Oui, bel et bien le fils de ton père, répondit Lori.
— Vous savez qui était mon père ? demanda Royce. Dites-le-moi. Je vous en prie, dites-le-moi.
Lori secoua la tête.
— Tu crois que je vais volontairement précipiter tout ce qui est à venir ? D’après ce que j’ai vu, il y aura assez de morts sans cela. Je vais te dire ceci : regarde le symbole que tu portes. Maintenant, peux-tu donner une longueur d’avance à une vieille femme avant de faire quelque chose de stupide comme allumer ce feu ?
La colère s’empara de Royce, émergeant de son chagrin.
— Vous ne vous souciez d’aucun des gens d’ici ? Vous allez simplement partir avant que ça ne soit fait ?
— C’est fait, répondit Lori. La mort s’en est chargée. Et ne t’avise pas de m’accuser de ne pas m’en soucier. J’ai vu des choses qui… Arrgh, à quoi bon !
Elle tendit une main vers le bûcher que Royce avait construit, murmurant des mots dans une langue qui lui fit mal aux oreilles. De la fumée commença à s’en échapper avant que n’apparaissent les premiers éclats des flammes.
— Voilà, ça te fait te sentir mieux ? demanda-t-elle. J’ai réussi à m’empêcher d’y recourir pendant qu’un homme me poignardait, j’allais me laisser mourir, non pas que j’avais le pouvoir de faire autre chose, étant si vieille. Maintenant, tu me pousse à le faire en moins de cinq minutes, maudit sois-tu !
Royce dû admettre que sa colère était assez impressionnante. Il y avait quelque chose de presque élémentaire. Malgré tout, il lui restait une dernière question à poser.
— Aviez-vous… Aviez-vous le pouvoir de sauver les gens ici, Lori ?
— Vas-tu essayer de rejeter la faute sur moi ? se vexa-t-elle. Elle hocha la tête en direction du feu qui commençait tout juste à prendre. La magie, ce n’est pas seulement invoquer des rideaux de feu ou appeler la foudre du ciel, Royce. Avec un rituel assez long, je peux peut-être faire des choses qui pourraient t’impressionner, mais une étincelle comme ça est à peu près la limite de ce que je peux faire dans mon état. Je m’en vais à présent, et n’essaie pas de m’arrêter, mon garçon. Tu vas me causer assez d’ennuis comme ça.
Elle se retourna et, pendant un instant, Royce songea à lui attraper le bras, mais quelque chose le retint, et il se contenta simplement de fixer le feu qui grandissait dans le noir. Devant lui, il pouvait voir les scintillements et les étincelles de la conflagration à mesure qu’elle grandissait, se transformant en un brasier qui donnait l’impression qu’il consumait le ciel entier de sa chaleur.
Royce se tenait aussi immobile que possible, pensant à toutes les personnes présentes dans ce bûcher, voulant les honorer en regardant les derniers instants de leur corps. Le feu brûlait et consumait, se levant et tombant avec le vent et le combustible en dessous, de sorte qu’il ressemblait presque à une sorte de symphonie née du feu aux yeux de Royce.
Quelque chose d’autre traversa le feu, sombre contre les flammes, les traversant aussi facilement que s’il ne les sentait pas. Royce distingua la forme d’un grand balbuzard pêcheur, le genre à plonger dans les lacs avoisinants, mais ce n’était pas un oiseau ordinaire. Ses plumes semblaient teintées par le rouge du feu quand elles n’étaient pas d’un noir profond, et il y avait quelque chose de beaucoup trop intelligent dans le regard qu’il jeta à Royce quand il le survola, rougeoyant de braises dans le noir.
Par instinct, Royce tendit un bras comme il avait vu faire les fauconniers, et l’oiseau s’installa lourdement sur son avant-bras, remontant jusqu’à son épaule et se lissant ses plumes. Il se mit à parler et ce fut la voix de Lori qui se fit entendre.
— Cet oiseau est un don, bien que les seuls dieux sachent pourquoi je le fais. Je verrai ce qu’elle voit et te dirai ce que je peux. Qu’elle soit tes yeux, et qu’elle puisse aider dans ce qui va arriver.
— Quoi ? demanda Royce. Que voulez-vous dire ?
Il n’y eut pas de réponse, si ce n’est le cri strident de l’appel du faucon alors qu’elle prenait son envol. Pendant un instant, Royce eut une image du feu en dessous de lui, le cercle de flammes qu’il formait semblant chétif vu de si haut…
Il revint à lui dans un sursaut et tendit son bras pour l’oiseau. Elle atterrit nonchalamment comme si de rien n’était, mais il se retrouva à la regarder fixement. Il y avait un scintillement de flamme dans son œil qui montrait clairement qu’il s’agissait de tout sauf d’un faucon ordinaire.
— Ember, dit Royce. Je t’appellerai Ember.
***
Royce resta aux côtés d’Ember toute la nuit, ignorant la douleur dans ses jambes et son corps qui se battait contre lui dans son désir de bouger. Ils veillèrent sur le feu pendant qu’il se consumait, avec le faucon qui voltigeait de temps en temps au-dessus des flammes, s’envolant dans les courant chauds qu’elles créaient.
Il ne bougea pas ; il avait l’impression qu’il le devait aux morts.