— Il y a un garçon qui doit mourir parce que le destin l’ordonne, dit l’homme. Mais tu devrais quand même connaître mon nom et savoir qu’un jour, le destin viendra pour nous tous. Je suis Dust, un angarthim des lieux morts. Vous devriez partir. Les runes disent que beaucoup de morts suivront dans votre sillage. Oh, et ne vous dirigez pas vers le village dans cette direction, ajouta-t-il, comme s’il venait de se rappeler de lui dire. Un grand nombre de soldats s’y dirigeaient quand j’en suis parti.
Il se leva et reprit son chemin à pas feutrés, laissant Royce accroupi là, respirant plus fort qu’il ne l’aurait cru, étant donné qu’il n’avait fait que se cacher. Il y avait quelque chose dans la présence de cet étranger qui semblait presque ramper sur sa peau, quelque chose d’étrange d’une façon que Royce ne pouvait pas commencer à articuler.
S’il avait disposé de plus de temps, Royce aurait pu rester accroupi là, soupçonnant que de grands dangers pouvaient émaner de cet homme. Au lieu de cela, les seules choses qui comptaient étaient ses paroles. Si les soldats se dirigeaient vers le village, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose…
Il reprit sa course, plus rapide que jamais. À droite, il vit la cabane de charbonnier, derrière laquelle se trouvait de la fumée, ce qui laissait penser que le propriétaire était au travail. Un cheval qui semblait plus habitué à tirer une charrette qu’à être monté se tenait devant, accroché à un poteau. La maison semblait calme, et en d’autres circonstances peut-être que Royce aurait eu des hésitations à ce sujet, ou aurait tenté de convaincre le propriétaire des lieux de lui prêter le cheval.
Il se contenta simplement de libérer l’animal du poteau d’attelage, sauta sur son dos et le talonna pour partir. Presque miraculeusement, la créature sembla savoir ce qu’on attendait d’elle, partant au galop alors que Royce s’accrochait à son dos, espérant qu’il arriverait à temps.
***
Le soleil se couchait quand Royce émergea de la forêt, le rouge du ciel se refermant sur le monde comme une main sanglante. Pendant un instant, l’éblouissement du soleil couchant empêcha Royce voir au-delà de la rougeur du sol, alors que le monde entier semblait être en feu.
Puis il vit, et il se rendit compte que le rouge flamboyant n’était pas dû au coucher du soleil. Son village était en feu.
Certaines parties du village brûlaient vivement, les toits de chaume se transformant en feux de joie, si bien que toute la ligne d’horizon semblait faite de flammes. Une plus grande partie était noircie et fumait, les charpentes noircies se dressant tels les squelettes des bâtiments disparus. L’un d’eux s’effondra sous les yeux de Royce, grinçant puis tombant dans un grand fracas.
— Non, murmura-t-il en descendant de sa monture volée avant d’avancer. Non, je ne peux pas arriver trop tard.
C’était pourtant le cas. Les brasiers étaient allumés depuis un moment déjà, ne dévorant plus que les plus grands bâtiments, là où il restait le plus à brûler. Le reste de son village n’était plus que fumée âcre et charbon ardent, si longtemps après le départ de feu que Royce n’aurait jamais pu espérer y arriver à temps. L’homme qu’il avait croisé sur la route avait dit que les soldats arrivaient quand il partait, mais Royce avait compté sans la distance et le temps qu’il faudrait pour la parcourir.
Finalement, il ne put l’éviter plus longtemps et il baissa les yeux vers le sol jonché de cadavres. Ils étaient si nombreux : hommes et femmes, jeunes et vieux, tous tués sans distinction, sans aucune pitié. Certains des corps gisaient parmi les ruines, aussi noirs que le bois qui les entourait ; d’autres gisaient dans les rues, avec des blessures béantes qui racontaient l’histoire de leur mort. Royce en vit certains tailladés de front alors qu’ils avaient essayé de se battre, d’autres abattus par derrière quand ils avaient essayé de s’enfuir. D’un côté, il vit un groupe de jeunes femmes assassinées. Avaient-ils pensé qu’il ne s’agissait que d’un raid de plus pour que les nobles leur prennent tout ce qu’ils voulaient, jusqu’au moment où quelqu’un leur avait tranché la gorge ?
Royce fut submergé de douleur, de colère et de tant d’autres choses qu’il eut l’impression que son cœur allait se déchirer. Il tituba à travers le village, regardant les morts les uns après les autres, à peine capable de croire que même les hommes du duc feraient une chose pareille.
Ils l’avaient fait, cependant, et il n’y a pas de retour en arrière possible.
— Mère ! appela Royce. Père !
Il osa espérer, malgré les horreurs qui l’entouraient. Certains habitants du village avaient dû se mettre à l’abri. Les soldats en maraude étaient négligents, et les gens pouvaient s’échapper, n’est-ce pas ?
Royce vit un autre tas de corps sur le sol, et celui-ci avait l’air différent, car il n’y avait pas de blessures à l’épée sur les corps. Au lieu de cela, ils avaient l’air d’être simplement… morts, tués à mains nues, peut-être, mais même sur l’Île Rouge, cela était considéré comme une chose difficile. Royce ne s’en souciait pas en cet instant, parce que même s’il connaissait ces gens, ce n’était pas ceux qu’il cherchait à trouver. Ce n’étaient pas ses parents.
— Mère ! appela Royce. Père !
Il savait que les soldats pourraient l’entendre s’ils étaient encore là, mais il s’en moquait. Une partie de Royce désirant même les voir venir, car c’était l’occasion de les tuer et de leur faire payer leurs exactions.
— Vous êtes là ? cria Royce, et une silhouette sortit en titubant de l’un des bâtiments, l’air hagard et couverte de suie. Pendant un instant, le cœur de Royce se serra, pensant que sa mère l’avait peut-être entendu, mais il réalisa alors que ce n’était pas elle. Au lieu de cela, il reconnut la silhouette de la vieille Lori, qui avait toujours terrifié les enfants avec ses histoires, et qui prétendait parfois qu’elle avait la Vue.
— Tes parents sont morts, mon garçon, dit-elle, et à cet instant, le monde de Royce sembla s’écrouler. Ce monde se figea, pris entre deux battements de cœur.
— Ils ne peuvent pas l’être, dit Royce en secouant la tête, ne voulant pas y croire. C’est impossible.
— Ils le sont. Lori se déplaça pour s’asseoir contre les restes d’un muret. Aussi mort que je le serai bientôt.
Alors même qu’elle disait cela, Royce vit le sang sur sa robe de toile grossière, la blessure où une épée était entrée et sortie.
— Laissez-moi vous aider, dit-il, en avançant vers elle en dépit de la nouvelle vague de douleur provoquée par ce qu’elle avait dit à propos de ses parents. Se concentrer sur elle semblait être la seule façon de ne pas la ressentir à ce moment-là.
— Ne me touche pas ! dit-elle en le montrant du doigt. Tu crois que je ne vois pas l’obscurité qui te suit comme un voile ? Tu crois que je ne vois pas la mort et la destruction qui s’insinuent dans tout ce que tu touches ?
— Mais vous êtes en train de mourir, dit Royce, essayant de la convaincre.
La vieille Lori haussa les épaules.
— Tout meurt… enfin, presque, dit-elle. Même toi, même si tu feras trembler le monde avant que cela n’arrive. Combien d’autres mourront pour tes rêves ?
— Je ne veux pas que qui que ce soit meure, répondit Royce.
— Cela arrivera tout de même, répondit la vieille dame. Tes parents en ont déjà payé le prix.
La colère s’empara à nouveau de Royce.
— Les soldats. Je vais…
— Pas les soldats, pas par leurs mains. On dirait qu’il y en a d’autres qui voient les dangers qui te suivent, mon garçon. Un homme est venu ici, et j’ai senti l’odeur de la mort sur lui si forte que je me suis cachée. Il a tué des hommes forts sans efforts, et quand il est allé chez toi…
Royce pouvait deviner le reste. Il réalisa alors quelque chose de terrible qui le frappa dans toute son horreur.