Il riait maintenant. “Je devine à votre accent que vous êtes américaine. Vous ignorez sans doute qu'en Angleterre existe la fameuse pause de onze heures. Entre le petit-déjeuner et le déjeuner.”
“C'est faux,” répondit Lacey, le sourire aux lèvres. “La pause de onze heures ?”
Il était des plus sérieux. “Je vous assure que ce n’est pas un coup marketing ! C’est l'heure idéale pour un thé et un gâteau, un thé et des sandwichs, un thé et des biscuits”. Il faisait de grands gestes devant sa porte en direction de la vitrine de friandises, dont la mise en scène créative exaltait les saveurs certainement exquises. “Ou tout en même temps.”
“Pourvu qu'il y ait du thé ?” lança Lacey.
“Exactement,” ses yeux verts espiègles pétillaient. “Vous avez le droit de goûter avant d'acheter.”
Lacey, n'y tenant plus, entra, succombant à sa dépendance au sucre ou, plus exactement, à l'attraction magnétique de ce magnifique spécimen.
Elle l'observait goulument, l'eau à la bouche, prendre dans la vitrine réfrigérée un petit gâteau rond garni de beurre, crème et confiture. Il le coupa soigneusement d'un geste théâtral et gracieux, déposa les morceaux sur une petite assiette en porcelaine qu'il tendit à Lacey du bout des doigts, en ponctuant son œuvre d'un “Et voilà !”
Lacey eut subitement très chaud. La séduction dans toute sa splendeur. À moins qu'elle se trompe ?
Lacey prit une part, l’homme fit de même et trinqua avec sa propre part.
“Santé.”
“Santé,” répondit Lacey.
Elle mordit une bouchée. Une explosion de saveurs. Une crème épaisse et sucrée. La confiture de fraises faisait frémir ses papilles. Et le gâteau ! Une pâte ferme au subtil goût de beurre, un mélange sucré-salé ô combien réconfortant.
Ces saveurs réveillèrent soudain un souvenir. Lacey était assise avec son père, Naomi et maman à une table blanche en fer, dans un joli café, ils dégustaient des pâtisseries fourrées à la crème et à la confiture. Une nostalgie réconfortante l'envahit.
“Je suis déjà venue ici !” s'exclama Lacey la bouche pleine.
“Ah ?” rétorqua l'homme amusé.
Lacey hocha la tête avec enthousiasme. “Je venais à Wilfordshire étant enfant. C'est bien un scone ?”
L’homme haussa les sourcils, visiblement intrigué. “Oui. Mon père était propriétaire de la pâtisserie avant moi. J'utilise encore sa recette de scones.”
Lacey regarda la vitrine. Elle imaginait parfaitement à quoi ça ressemblait trente ans auparavant, malgré la banquette au coussin bleu ciel et la table en bois rustique. Un vrai voyage dans le temps. Elle sentait presque la brise sur sa nuque, ses doigts collants de confiture, l'arrière de ses genoux en sueur … Un rire, celui de ses parents, leurs visages insouciants. Ils avaient l'air heureux. Elle en était persuadée. Pourquoi tout avait volé en éclats ?
“Tout va bien ?”
Lacey reprit ses esprits. “ Oui. Excusez-moi. J'étais perdue dans mes souvenirs. Ce scone m'a fait faire un bond de trente ans en arrière.”
“La pause de onze heures s'impose,” dit-il en riant. “Vous vous laissez tenter ?”
Lacey était parcourue de picotements, elle accepterait tout ce que cet homme à l'accent chantant et au magnifique regard chaleureux lui proposerait. Elle se borna à acquiescer, la gorge trop nouée pour parler.
Il applaudit. “Super ! Laissez-moi vous concocter une expérience à l'anglaise inoubliable.” Il était sur le point de partir mais fit volte-face. “Je m’appelle Tom.”
“Lacey,” répondit-elle tout émoustillée, une vraie ado avec son crush.
Lacey s'installa près de la fenêtre pendant que Tom s'affairait en cuisine. Elle essayait de se souvenir, mais rien ne lui revenait en mémoire, hormis le goût des scones et ce fameux rire.
Tom le magnifique revint au bout d'un moment avec une desserte garnie de sandwichs au pain de mie, de scones et d'un assortiment de gâteaux multicolores dignes d’un conte de fées, il déposa une théière sur la table.
“Je ne pourrais jamais manger tout ça !” s'exclama Lacey.
“C’est pour deux. Cadeau de la maison. On invite toujours une dame lors d'un premier rendez-vous.”
Il s'installa à ses côtés.
Sa spontanéité prenait Lacey de court. Son cœur s'emballait. Cela faisait bien longtemps qu'un homme n'avait pas cherché à la séduire. Elle se sentait une âme d'adolescente. Une certaine gêne.
Il s'agissait peut-être d'un comportement typiquement britannique. Les Anglais se comportaient tous de la sorte ?
“Un premier rendez-vous ?” répéta-t-elle.
La cloche tinta avant que Tom ne puisse répondre. Une dizaine de touristes japonais s'engouffra dans la boutique, Tom se leva d'un bond.
“Oh oh, des clients,” s'adressant à Lacey, “on remet ça pour plus tard, ok ?”
Tom se dirigea vers le comptoir avec son assurance coutumière, Lacey ne savait que dire.
La boutique bruyante et animée était envahie de touristes. Lacey essaya d'accrocher Tom du regard tout en engloutissant son en-cas mais c'était en pure perte, trop occupé qu'il était à préparer les commandes des nombreux clients.
Elle voulut le saluer une fois terminé mais il était en cuisine, hors de sa vue.
Quelque peu déçue et le ventre trop plein, Lacey franchit la porte de la pâtisserie et se retrouva dans la rue.
Elle s'arrêta net. La devanture d’un magasin vide, situé face à la pâtisserie, l'attirait. Une vague d'émotions s'empara d'elle, le souffle littéralement coupé. Une réminiscence du passé était liée à cette boutique, enfouie au plus profond de ses souvenirs d'enfants. Elle devait en avoir le cœur net.
CHAPITRE QUATRE
Lacey regarda par la vitrine du magasin, d'autres souvenirs remonteraient peut-être, mais rien de concret. C'était plus un sentiment qu'autre chose, plus profond que de la simple nostalgie, comme un coup de foudre.
L'intérieur de la boutique était vide et sombre. Le parquet était en bois clair, Lacey apercevait de nombreuses étagères dans différentes alcôves, un grand bureau en bois contre un mur. Le lustre était en laiton, une pièce ancienne. Hors de prix. Ils ont dû l'oublier.
Lacey s'aperçut que la porte était ouverte. Elle ne put s'empêcher d’entrer.
La pièce était imprégnée d'une odeur métallique, mélange de poussière et moisi. Une nouvelle vague de nostalgie envahit Lacey. L’odeur lui rappelait le magasin d’antiquités paternel.
Elle adorait cet endroit. Enfant, elle passait tout son temps dans ce dédale de trésors, à jouer avec ces effrayantes anciennes poupées en porcelaines, à lire toutes les bandes dessinées enfantines qui lui tombaient sous la main, de Bunty à Beano, en passant par les rares et précieux exemplaires de L'Ours Rupert. Mais ce que Lacey préférait, c'était regarder les bibelots, imaginer la vie, la personnalité des précédents propriétaires. Un vrai bric à brac, des gadgets, des babioles, et toujours cette odeur indéfinissable de poussière et de métal.
Le Crag Cottage avait réveillé un rêve d'enfant - vivre au bord de la mer - un autre rêve refaisait surface : ouvrir sa boutique.
La configuration lui rappelait l’ancienne boutique de son père. Des images puisées au fin fond de sa mémoire lui venaient à l'esprit, semblable à du papier calque sur un dessin existant. Lacey imaginait déjà de beaux objets sur les étagères – des ustensiles de cuisine de l’ère victorienne notamment, son père s'y intéressait tout particulièrement – la lourde et encombrante caisse enregistreuse en laiton, aux touches raides, que son père persistait à utiliser pour “garder l'esprit vif” et “faire du calcul mental” trônerait sur le comptoir. Elle sourit en se remémorant les paroles de son père, à l'évocation de ces souvenirs.
Lacey était trop absorbée dans sa rêverie pour prêter attention aux pas dans l’arrière-boutique. Elle ne remarqua pas l'homme qui avait franchi la porte – visiblement mécontent – et venait droit sur elle. Lacey réalisa qu'elle n'était pas seule en sentant une petite tape sur son épaule.