“Qu'on fasse venir mes chevaliers !” aboya-t-il. “Portez un message aux Chevaliers d'Argent. Appelez mes gardes. Je veux voir tous mes hommes ici ! Que faites-vous planté là ? Exécution !”
Gardes et domestiques s'activèrent, certains couraient pour envoyer des messages, d'autres se dépêchaient de prendre les armes. Godwin sortit en trombe du grand salon, traversa le château sans prêter attention à ses suivants. Il courut dans l'escalier en colimaçon, ses pieds volaient littéralement sur les pierres émoussées. Il dépassa des corridors aux murs agrémentés de tapisseries, des couloirs aux dalles usées à force de passage. Il se dirigea vers l'armurerie, une immense porte en cuivre massif séparait le château de l'antre des armes forgées par les meilleurs artisans de la Maison des Armes. Les gardes s'écartèrent pour le laisser passer.
Son armure reposait sur ses deux pieds, sa cuirasse usée par les ans, ses jambières arboraient un entrelacs d'arabesques. En temps normal, Godwin aurait attendu l'aide d'un page mais il l'enfila seul, ajusta les attaches, serra les lacets. Il devait aller trouver la reine dans ses appartements pour lui annoncer qu'une de ses filles était en danger. Godwin aurait pu affronter mille armées mais n'était pas prêt à ça.
Ce qui l'attendait était bien pire. Lenore était en danger, elle avait probablement subi des horreurs inimaginables. Même avec toutes ses armées, Godwin ignorait s'ils arriveraient à temps pour la sauver, ni à quoi s'attendre de ses ennemis. Seule certitude, il ne pouvait pas se permettre de perdre une autre fille, pas maintenant.
“Je la ramènerai,” dit-il à voix haute. “Je ramènerai ma fille, quoiqu'il arrive.”
CHAPITRE TROIS
Rodry était furieux, il bouillait de colère, tel le magma des volcans des territoires du Nord, le pire était à venir. Des domestiques passèrent précipitamment à ses côtés, Rodry s'écarta prudemment sur leur passage ; il n'était pas comme son frère Vars, pas du genre à faire payer à autrui sa mauvaise humeur.
Sa mauvaise humeur ? Le terme était mal choisi pour illustrer l'humiliation subie par son père, il aurait dû mettre son plan à exécution bien avant.
Rodry attendit le groupe de ses amis qui approchaient. Aucun d'eux ne pouvait se targuer d'être un chevalier digne de ce nom mais il pouvait compter sur leur soutien.
“Ton père a l'air furieux,” annonça Kay, l'un de ses amis, des plus nerveux.
“Tu es en colère parce que c'est toi qui as escorté l'ambassadeur juste à la frontière,” répondit Mautlice, fils d'un comte, toujours prêt à chasser, et doué de surcroît.
“Il ne vous fera aucun mal,” déclara Rodry. “Je lui ai dit que j'avais agi seul.”
“Inutile,” renchérit Seris, replet, tout de velours vêtu, toujours partant, Rodry pouvait compter sur lui pour le soutenir.
“Merci,” répondit Rodry. “Mes deux frères tournent toujours autour du pot lorsqu'ils ont quelque chose à dire. J'apprécie la franchise et l'honnêteté.”
“Tu me paraît tout de même bien remonté,” affirma Kay.
Doux euphémisme pour illustrer ce que Rodry ressentait à l'instant présent. "Humilié" serait plus à propos. Frustré de se sentir inutile. Frustré contre son père pour avoir renvoyé Nerra, qui semblait fâché contre lui, bien qu'il n'ait fait que ce que l'honneur lui dictait avec cet ambassadeur, bien résolu à faire des ronds de jambes avec Finnal et sa famille en dépit des rumeurs qui couraient sur son compte.
Rodry se demandait parfois s'il comprendrait un jour quelque chose à la politique. Et pourquoi d'ailleurs ? Un homme devait bien se comporter, en homme d'honneur, il estimait que ses semblables devaient faire de même. Il se montrerait assez fort pour protéger ses amis et combattre le mal. Tout le reste n'était que … des enfantillages.
Il prit la direction de ses appartements, parcourut le dédale de couloirs qui s'entrelaçaient dans le château, les autres lui emboîtèrent le pas. Ils traversèrent une galerie ornée de vitraux qui laissaient passer une lumière chamarrée, jusqu'à une vaste salle de réception pourvue de meubles en chêne massif. Rodry poussa une table en travers de son passage et poursuivit son chemin.
Le château était en effervescence mais Rodry était trop fâché pour le remarquer. C'était probablement lié au mariage. Le château peinait à suivre le rythme depuis que son père avait avancé le départ de la procession.
Rodry arriva dans ses appartements, plus spartiates et fonctionnels que ceux de ses frères, des malles et des coffres s'alignaient le long d'un mur. Ses armures d'une propreté irréprochable, minutieusement entretenues, comme le lui avaient appris les Chevaliers d'Argent, reposaient sur des socles.
Il songea à la confrérie et Erin, le Commandant Harr avait envoyé un message à la cour les avisant de sa présence parmi eux. Rodry aurait dû se douter que sa petite sœur aurait filé droit chez les Chevaliers mais il n'y avait pas cru, les filles ne faisaient généralement pas ce genre de chose.
Il devrait peut-être la rejoindre et la ramener. Il avait le droit de pénétrer dans la forteresse, étant lui-même un Chevalier d'Argent. En tant que demi-frère d'Erin, il pourrait lui parler, voire, la ramener. En même temps, Rodry était content qu'au moins un des membres de la famille mène sa vie librement.
“Allons nous entraîner à la Maison des Armes,” déclara-t-il.
“Encore ?” rétorqua Kay. “Je préfèrerais chasser.”
“Vous affirmez tous vouloir devenir chevalier,” poursuivit Rodry. “Vous devez savoir vous battre. Prenez des leçons avec le Maître d'armes Wendros, et après on verra.”
Ce qui impliquerait de nombreuses leçons, ils devaient garder espoir.
“Viens. Tu pourras ainsi faire bonne impression sur la servante de ma sœur qui te plait tant.”
“Tu crois ?” demanda Kay.
“Il a besoin de faire quelque chose pour l'impressionner,” lança Seris, tous éclatèrent de rire.
La conversation du groupe dériva sur des plaisanteries grivoises et la saine camaraderie, les vrais chevaliers ne passaient pas leur temps à ça, songea Rodry, mais il se tut et ravala sa colère.
Un domestique arriva en courant.
“Votre Altesse. Le Roi m'envoie. C'est au sujet de la Princesse Lenore.”
Rodry fit instantanément volte-face. “Quoi ? Que se passe-t-il ?”
Le ton du domestique n'augurait rien de bon, il s'agissait forcément d'une mauvaise nouvelle.
“Elle a été attaquée. Les hommes du Roi Ravin l'emmènent vers le sud et vont franchir un pont. Le Roi rassemble ses chevaliers. Il a fait parvenir un message aux Chevaliers d'Argent.”
“Il rassemble ses chevaliers ?” demanda Rodry en bondissant vers son armure, sur son socle. “Combien de temps cela prendra-t-il ?”
Trop longtemps, la réponse était évidente. Son père était le roi, il agirait lentement, recueillerait d'abord l'assentiment de tous avant de rameuter les troupes. Des préparatifs, de l'action, jamais. Comme avec l'ambassadeur.
“Mon père perd toujours du temps,” répondit Rodry. “Il va les laisser s'enfuir vers le sud et se plaindre que ma sœur est perdue corps et biens.” Il s'adressa au domestique. “Comment se fait-il que Lenore ait été attaquée ? Où étaient Vars et ses hommes ?”
“Je … nul ne le sait, Votre Altesse,” répondit le domestique.
En d'autres termes, Vars n'était pas là où il aurait dû être. Un sentiment de colère et de culpabilité s'empara de Rodry. Il aurait dû s'en mêler lorsque son père avait demandé à Vars d'accompagner Lenore, il aurait dû insister pour l'escorter personnellement. Il aurait dû veiller sur elle.
Il comptait bien y remédier. Rodry regarda ses amis tour à tour. Ils ne faisaient pas partie de la confrérie des Chevaliers d'Argent mais avaient participé à suffisamment de chasses et étaient entraînés au maniement des armes. Ils étaient bel et bien présents.