"Erin ?"
Sa sœur faisait tournoyer son bâton d'un air désinvolte en attendant. Le serviteur de Finnal se précipita vers elle sans hésiter. Erin attendit le dernier moment avant de s'écarter, puis abattit son bâton dans le ventre, les genoux et sur le crâne de l'homme. L'arme semblait frapper partout à la fois, à telle vitesse qu'un flou s'instaura, ponctué par le craquement du bois sur son bras.
Le serviteur recula et sortit de nouveau son couteau. Erin s'élança avec son bâton, frappa au niveau du poignet, Lenore entendit distinctement l'os craquer alors que l'arme entrait en contact. L'homme hurla, trébucha, se retourna et courut. Lenore crut que sa sœur le poursuivrait mais elle s'arrêta et se tourna vers elle.
"Tout va bien ? Il t'a fait mal ?"
Lenore secoua la tête. "Pas à moi, mais mon garde…" Elle contempla, sous le choc, les yeux vitreux du garde. Un bien pénible souvenir. "Que fais-tu ici, Erin ?"
"J’ai imaginé te suivre dans la cité. J'ai fait une pause dans mon entraînement avec Odd. J'ai vu cet individu te prendre en filature, je voulais en avoir le cœur net." Elle regarda Lenore droit dans les yeux. "Que se passe-t-il, ma sœur ?"
"C'est …" Lenore essayait de s'exprimer d'une voix assurée. Elle ne devait pas faire preuve de faiblesse, ne pas trembler ni perdre ses moyens, contrairement à ce que Finnal croyait probablement. "C'est à cause de mon jeune époux."
"Finnal ?"
"Il est aussi malveillant que le dit la rumeur, Erin. Il ne se soucie que de ce qu'il peut retirer de notre union, ni de moi. Et … il a mandé cet homme pour me molester parce que j'ai quitté le château sans son accord."
Le visage d'Erin se fit impénétrable. "Je le tuerai. Je l'étriperai et planterai sa tête sur une pique."
"Non. C'est impossible. Tuer le fils du Duc Viris ? Ce serait la guerre civile."
"Que crois-tu que ça me fasse ?
"Ça me fait quelque chose à moi. Non, nous devons la jouer fine."
"Nous ?"
“Orianne, ma servante, connait bien Finnal. Elle nous aidera. Les autres aussi, Devin notamment.”
Lenore ignorait pourquoi son nom lui vint à l'esprit, et pourtant.
"C'est tout ? » demanda Erin, pensive. "C'est un bon début. Nous pourrions aller voir Vars."
"Il s'en fiche. Je trouverais le moyen de divorcer de Finnal si seulement Vars voulait bien m'écouter."
"Nous trouverons quelque chose qui saura le faire plier," renchérit Erin.
Lenore secoua la tête. "Ça ne sera pas facile."
Erin soupira. "Je sais. Mais je te jure, Lenore, que Finnal ne te fera plus jamais de mal. Plus personne. Désormais, j'irai où tu iras, et si on t'attaque … je serai à tes côtés et lui arracherai le cœur si besoin est."
CHAPITRE QUATRE
Nerra s'agenouilla près des eaux de la fontaine du temple, parmi les os des morts qui y avaient bu avant elle. Au-dessus, les flancs du volcan semblaient la regarder avec colère, lui interdisant de tenter ce qu'elle s'apprêtait de faire. Elle contemplait, sur ses bras, les plaques aux zébrures sombres provoquées par la maladie de l'homme de la pierre.
Elle refusait de mourir comme Lina. Mieux valait boire à cette source mortelle qu'attendre que la maladie ne réclame son tribut, sur l'île où l'avait amenée son dragon. Voir mourir son amie était le catalyseur qui l'avait forcée à atteindre ce temple, jusqu'à la fontaine qu'elle avait promis de ne pas approcher à Kleos, le gardien de l'île.
Elle boirait de son eau. Elle but l'eau d'un long trait dans ses mains en coupe. Inutile de se contenter d'en boire une gorgée, le moindre contact avec cette eau était censé donner la mort.
Elle n'osait espérer que cela puisse signifier autre chose.
"Ils ne l'auraient pas appelé fontaine de guérison pour rien," dit Nerra à voix haute, comme pour s'en persuader. "Ils n'auraient pas construit tout ça."
Pourquoi édifier un temple en pleine nature si le seul but était de tuer ceux qui y venaient ? Pourquoi s'ennuyer avec une fontaine, ou avec cette étrange sensation qui semblait la repousser de ces lieux après avoir gravi les flancs du volcan ? Kleos, le gardien des malades, lui avait dit que boire signerait sa mort, que tout cela n'était qu'un moyen de laisser les individus atteints par la maladie du dragon s'éteindre à petit feu, Nerra espérait qu'il avait tort, qu'il mentait, ou les deux.
Ça devait marcher. Il fallait que ça marche.
Nerra se leva et contempla l'île autour d'elle, si proche du continent de Sarras, sans en faire toutefois totalement partie. Elle regarda le paysage volcanique déchiqueté qu'elle avait traversé, la forêt environnante. D'ici, elle n'apercevait pas le petit village qui essayait d'abriter les malades et les mourants, ceux que la maladie transformerait peu à peu en créatures monstrueuses ne connaissant que la faim et la mort. Ne valait-il pas mieux essayer, plutôt que demeurer assise à attendre le triste sort du couteau de Kleos, lorsque son corps serait trop informe ?
Nerra demeurait dans l'expectative, essayait d'imaginer l'eau faire son ouvrage. Aurait-elle déjà dû en ressentir les effets ? Elle connaissait suffisamment bien les herbes pour savoir que les effets étaient rarement instantanés, mais elle s'attendait à ce que les eaux curatives soient toutefois—
Nerra poussa un cri de douleur, une douleur si forte et dévorante qui la poussa à s'agenouiller de nouveau. Elle serra ses mains sur son ventre tandis que son corps se contorsionnait de douleur, ses cris se succédaient à un rythme si rapide qu'elle fut bientôt à bout de souffle.
Kleos n'avait pas menti ; la fontaine était empoisonnée. Nerra ressentait désormais les effets de l'eau, se frayer un chemin tel un serpent hérissé d'épines, brûler sa trachée comme si elle avalait du magma, et non de l'eau. Elle essaya de vomir, en pure verte ; elle n'arrivait pas à se dominer suffisamment pour y parvenir.
"Pitié …" cria Nerra.
Elle avait l'impression que son corps entier se déchirait, muscle après muscle, os après os. Comme si chaque centimètre carré de son corps luttait avec le reste, dans une guerre où son organisme était le champ de bataille, les guerriers et l'étendue stérile qu'elle laisserait derrière elle, une vie décimée.
"Non…" hurla Nerra. Elle songea, à cet instant précis, à tout ce qu'elle avait été contrainte de laisser derrière elle au Royaume du Nord, tout ce qu'elle ne reverrait plus jamais tandis que ces eaux mortelles se déchaînaient et précipitaient sa mort. Elle songea à ses frères et sœurs, à l'élégante Lenore et à Erin la rebelle, à Rodry, toujours prompt à se battre pour défendre autrui et à Greave, si calme et posé. Elle eut même une pensée pour Vars.
Mais elle songea par-dessus tout au dragon qu'elle avait découvert. Dans son esprit, il avait grandi incroyablement vite, ses écailles brillaient d'un reflet arc-en-ciel, ses larges ailes s'étendaient tandis qu'il s'envolait vers les cieux. L'image était si nette que Nerra leva les yeux, s'attendant presque à le voir dans le ciel, comme cela avait été le cas lorsque les bandits s'étaient emparés d'elle dans la forêt. Il l'avait amenée jusqu'ici, pourquoi aller ailleurs ?
Mais elle était seule ; plus seule que jamais. Dans la forêt, il y avait les animaux, un sentiment de paix. Maintenant… seule demeurait cette douleur qui la terrassait, la faisait se contorsionner, l'anéantissait. Nerra sentit son bras se briser et poussa un hurlement de douleur, les muscles de ses doigts se contractaient si violemment qu'ils lui brisèrent les os.
Elle avait dû s'évanouir de douleur, vit à nouveau le dragon, d'autres dragons, volant au-dessus de Sarras, des nuées obscurcissaient le ciel. Ils tournoyaient au-dessus d'elle, elle était parmi eux, se repaissant de cette myriade de couleurs, noir et rouge, or et émeraude, et bien plus encore.